Égalité de traitement entre les hommes et les femmes en matière d’emploi et de travail – Notion de “rémunération”- Interdiction de toute discrimination indirecte fondée sur le sexe

Affaire C-314/23ARRÊT DE LA COUR (quatrième chambre) – 4 octobre 2024 *

« Renvoi préjudiciel – Politique sociale – Égalité de traitement entre les hommes et les femmes en matière d’emploi et de travail – Directive 2006/54/CE – Article 2, paragraphe 1, sous e) – Notion de “rémunération” – Article 4 – Interdiction de toute discrimination indirecte fondée sur le sexe »

Dans l’affaire C-314/23,
ayant pour objet une demande de décision préjudicielle au titre de l’article 267 TFUE, introduite
par l’Audiencia Nacional (Cour centrale, Espagne), par décision du 17 mars 2023, parvenue à la
Cour le 22 mai 2023, dans la procédure Sindicato de Tripulantes Auxiliares de Vuelo de Líneas Aéreas (STAVLA),
Ministerio Fiscal contre Air Nostrum, Líneas Aéreas del Mediterráneo SA, Federación de Servicios de Comisiones Obreras (CCOO), Unión General de Trabajadores (UGT), Unión Sindical Obrera (USO), Comité de empresa de Air Nostrum Líneas Aéreas del Mediterráneo SA, Dirección General de Trabajo et Instituto de las Mujeres,

en présence de : Sindicato Español de Pilotos de Líneas Aéreas (SEPLA), Sindicato Unión Profesional de Pilotos de Aerolíneas (UPPA),

Recueil de la jurisprudence

Langue de procédure : l’espagnol.
ECLI:EU:C:2024:842 1
composée de M. C. Lycourgos, président de chambre, Mme O. Spineanu-Matei,
MM. J.-C. Bonichot, S. Rodin et Mme L. S. Rossi (rapporteure), juges, avocat général : M. M. Szpunar, greffier : M. A. Calot Escobar, vu la procédure écrite et à la suite de l’audience du 19 mars 2024,
considérant les observations présentées :
– pour le Ministerio Fiscal, par M. M. Campoy Miñarro, en qualité d’agent,
– pour Air Nostrum, Líneas Aéreas del Mediterráneo SA, par Me N. Navarro Moreno, abogada,
– pour l’Unión General de Trabajadores (UGT), par Me C. Cortés Suárez, abogada,
– pour le Sindicato Español de Pilotos de Líneas Aéreas (SEPLA), par Mes E. López García et Ó. Orgeira Rodríguez, abogados,
– pour le gouvernement espagnol, par Mmes A. Gavela Llopis et M. Morales Puerta, en qualité
d’agents,
– pour le gouvernement danois, par Mme D. Elkan, M. M. Jespersen, Mmes J. Kronborg
et C. A.-S. Maertens, en qualité d’agents
– pour le gouvernement suédois, par Mmes H. Eklinder et C. Meyer-Seitz, en qualité d’agents,– pour la Commission européenne, par Mmes I. Galindo Martín et E. Schmidt, en qualité d’agents,
ayant entendu l’avocat général en ses conclusions à l’audience du 6 juin 2024,

Sur la question préjudicielle

19 À titre liminaire, il convient de relever que la question posée par la juridiction de renvoi repose sur trois prémisses.

20 Ainsi, premièrement, cette juridiction constate que, au sein d’Air Nostrum, les membres du
personnel de cabine sont très majoritairement des travailleurs de sexe féminin et que les pilotes
sont très majoritairement des travailleurs de sexe masculin.

21 Deuxièmement, la dite juridiction relève que le montant des indemnités journalières versées
forfaitairement aux membres du personnel de cabine pour certains frais encourus par ceux-ci dans le cadre de l’exécution des prestations prévues par leur contrat de travail est sensiblement inférieur au montant des indemnités journalières versées forfaitairement aux pilotes pour les mêmes frais.

22 Il n’appartient pas à la Cour, dans le cadre d’un renvoi préjudiciel, de vérifier l’exactitude de ces
deux prémisses de nature factuelle, toute appréciation des faits de la cause relevant de la compétence de la juridiction nationale (voir, en ce sens, arrêts du 1er juillet 2008, MOTOE, C-49/07, EU:C:2008:376, point 30, et du 13 juin 2024, Adient, C-533/22, EU:C:2024:501, point 33).

23 Cependant, la question posée repose sur une troisième prémisse selon laquelle, eu égard à leur
finalité, les indemnités journalières en cause au principal relèvent des conditions de travail des
travailleurs concernés, au sens tant du droit national que de l’article 14, paragraphe 1, sous c), de la
directive 2006/54, et non de leur rémunération, au sens de l’article 157 TFUE, ainsi que de
l’article 2, paragraphe 1, sous e), et de l’article 4 de cette directive.

24 Or, d’une part, dans le cadre de la procédure de coopération entre les juridictions nationales et la
Cour instituée à l’article 267 TFUE, il appartient à celle-ci de donner au juge national une réponse
utile qui lui permette de trancher le litige dont il est saisi. Dans cette optique, il incombe, le cas
échéant, à la Cour de reformuler les questions qui lui sont soumises. La circonstance qu’une
juridiction nationale a formulé une question préjudicielle en se référant à certaines dispositions
du droit de l’Union ne fait pas obstacle à ce que la Cour fournisse à cette juridiction tous les
éléments d’interprétation qui peuvent être utiles au jugement de l’affaire dont elle est saisie,
qu’elle y ait fait ou non référence dans l’énoncé de ses questions. Il appartient, à cet égard, à la
Cour d’extraire de l’ensemble des éléments fournis par la juridiction nationale, et notamment de
la motivation de la décision de renvoi, les éléments du droit de l’Union qui appellent une
interprétation compte tenu de l’objet du litige (arrêt du 21 septembre 2023, Juan, C-164/22,
EU:C:2023:684, point 24 et jurisprudence citée).

25 D’autre part, alors que l’article 14, paragraphe 1, de la directive 2006/54 prohibe toute discrimination indirecte fondée sur le sexe dans les conditions d’emploi et de travail, l’article 4 de cette directive ne prohibe une différence de traitement dans la rémunération des travailleurs que pour autant qu’elle concerne un même travail ou un travail auquel est attribuée une valeur égale.

26 Afin de fournir une réponse utile à la juridiction de renvoi, il y a lieu dès lors de vérifier la prémisse
sur laquelle repose la question posée, selon laquelle les indemnités en cause au principal ne constituent pas une partie de la rémunération des pilotes et du personnel de cabine, au sens de la directive 2006/54.

27 Dans ces conditions, il convient de considérer que, par sa question, la juridiction de renvoi
demande, en substance, si l’article 2, paragraphe 1, sous e), et l’article 4 de la directive 2006/54
doivent être interprétés en ce sens que, d’une part, des indemnités journalières compensant, de
manière forfaitaire, certains frais exposés par des travailleurs en raison de leurs déplacements
professionnels font partie de leur rémunération ou, au contraire, de leurs conditions de travail,
et, d’autre part, une différence de traitement entre le montant de telles indemnités, selon qu’elles
sont accordées à un groupe de travailleurs composé majoritairement d’hommes ou à un groupe de
travailleurs composé majoritairement de femmes, constitue une discrimination indirecte fondée
sur le sexe prohibée par cette directive.

28 À cet égard, il convient de constater que la notion de « rémunération » définie à l’article 2,
paragraphe 1, sous e), de la directive 2006/54 est une notion autonome de droit de l’Union, qui
doit recevoir une interprétation large (voir, par analogie, arrêts du 7 mars 1996, Freers et Speckmann, C-278/93, EU:C:1996:83, point 16, et du 19 septembre 2018, Bedi, C-312/17, EU:C:2018:734, point 33).

29 Il découle du libellé même dudit article 2, paragraphe 1, sous e), que, au sens de cette disposition, la « rémunération » couvre non seulement le salaire, mais également « tout autre avantage, payés, directement ou indirectement, en espèces ou en nature, par l’employeur au travailleur en raison de l’emploi de ce dernier ».

30 Or, des indemnités journalières, telles que celles en cause au principal, constituent manifestement un avantage économique payé en espèces, directement par l’employeur au travailleur, visant à compenser de manière forfaitaire certains frais que celui-ci a pu exposer dans le cadre de l’exécution des obligations découlant de son contrat de travail.

31 La circonstance, soulignée par la juridiction de renvoi, que ces indemnités journalières ne
rémunéreraient pas un travail spécifique calculé par unité de temps ou par unité de travail ne saurait suffire à faire échapper lesdites indemnités journalières à la notion de « rémunération », au sens de l’article 2, paragraphe 1, sous e), de la directive 2006/54.

32 En effet, il ne ressort pas de cette disposition qu’une telle notion exige que l’avantage payé par
l’employeur rémunère un travail spécifique, un tel avantage devant seulement être payé « en raison de l’emploi » du travailleur (voir, par analogie, arrêt du 19 septembre 2018, Bedi, C-312/17, EU:C:2018:734, point 34).

33 En l’occurrence, il ressort de la décision de renvoi que les indemnités journalières ont pour finalité de compenser forfaitairement certains frais encourus par les travailleurs concernés en raison des déplacements qu’ils effectuent dans le cadre de leur contrat de travail, c’est-à-dire en raison de leur emploi.

34 Contrairement à ce qu’observe la Commission européenne, cette interprétation n’est pas remise
en cause par la jurisprudence issue de l’arrêt du 15 septembre 2011, Williams e.a. (C-155/10,
EU:C:2011:588, point 25), selon laquelle les éléments de la rémunération globale du travailleur
qui visent exclusivement à couvrir des coûts occasionnels ou accessoires survenant à l’occasion de l’exécution des tâches incombant au travailleur selon son contrat de travail ne doivent pas être pris en compte lors du calcul du paiement à verser durant le congé annuel.

35 En effet, dans cet arrêt, qui concernait non pas la directive 2006/54 mais la directive 2003/88/CE du Parlement européen et du Conseil, du 4 novembre 2003, concernant certains aspects de
l’aménagement du temps de travail (JO 2003, L 299, p. 9), la Cour s’est limitée à constater que la
rémunération peut être composée de plusieurs éléments, dont certains ne doivent pas être pris en compte pour le calcul des sommes devant être versées au salarié au titre de son congé annuel.
La Cour n’a en revanche nullement considéré que de tels éléments ne faisaient pas partie de la
rémunération du travailleur.

36 Est également sans pertinence pour la présente affaire la circonstance, soulignée par la
Commission, que la Cour a dit pour droit, dans l’arrêt du 8 juillet 2021, Rapidsped (C-428/19,
EU:C:2021:548, point 54), que l’article 3, paragraphe 7, second alinéa, de la directive 96/71/CE du
Parlement européen et du Conseil, du 16 décembre 1996, concernant le détachement de travailleurs effectué dans le cadre d’une prestation de services (JO 1997, L 18, p. 1), doit être interprété en ce sens qu’une indemnité journalière dont le montant diffère selon la durée du détachement du travailleur constitue une allocation propre au détachement faisant partie du salaire minimal, à moins que, notamment, elle ne soit versée à titre de remboursement des dépenses effectivement encourues à cause du détachement, telles que les dépenses de voyage, de logement ou de nourriture.

37 En effet, outre que cet arrêt ne concernait pas non plus la directive 2006/54, la circonstance qu’une allocation versée à titre de remboursement des dépenses effectivement encourues en raison du détachement ne fait pas partie du salaire minimal n’exclut nullement que des indemnités forfaitaires, telles que celles en cause au principal, constituent un élément de rémunération, au sens de l’article 2, paragraphe 1, sous e), de la directive 2006/54, laquelle, ainsi qu’il résulte du point 29 du présent arrêt, ne se limite pas uniquement au salaire.

38 Compte tenu de ce qui précède, il y a lieu de considérer que, s’il est certes vrai que des indemnités journalières, telles que celles en cause au principal, ne sont pas versées en contrepartie d’une prestation de travail, il n’en reste pas moins qu’elles constituent un avantage consenti par l’employeur aux travailleurs concernés en raison de leur emploi et relèvent de la notion de « rémunération », telle que définie à l’article 2, paragraphe 1, sous e), de la directive 2006/54, et non des conditions de travail, au sens de l’article 14, paragraphe 1, sous c), de cette directive.

39 En l’occurrence, la juridiction de renvoi déduit l’existence d’une différence de traitement indirecte fondée sur le sexe, du fait que, d’une part, le personnel de cabine est composé très majoritairement de travailleurs de sexe féminin et les pilotes sont très majoritairement des travailleurs de sexe masculin et que, d’autre part, le montant des indemnités journalières versées aux membres du personnel de cabine est sensiblement inférieur au montant des indemnités journalières versées aux pilotes.

40 Il résulte toutefois de l’article 4 de la directive 2006/54 qu’une telle différence de traitement quant à la rémunération des travailleurs en cause au principal ne serait susceptible de constituer une discrimination indirecte fondée sur le sexe, prohibée par cette disposition, que si cette rémunération était versée « pour un même travail ou pour un travail auquel est attribuée une valeur égale ».

41 À cet égard, comme il ressort du considérant 9 de la directive 2006/54, pour apprécier si les
travailleurs exercent un même travail ou un travail de valeur égale, il convient de tenir compte d’un ensemble de facteurs, tels que la nature du travail, les conditions de formation et les conditions de travail.

42 Or, les membres du personnel de cabine et les pilotes n’exercent manifestement pas le même
travail. En outre, compte tenu de la formation requise pour exercer le métier de pilote et des
responsabilités attachées à ce dernier, il ne saurait être considéré que le travail des pilotes a une
valeur égale au travail des membres du personnel de cabine, au sens de l’article 4 de la directive 2006/54.

43 Dans ces conditions, la différence de traitement indirecte mentionnée au point 39 du présent arrêt ne saurait être qualifiée de discrimination indirecte fondée sur le sexe, au sens de la directive 2006/54.

44 Il s’ensuit qu’il n’y pas lieu de répondre à la question de savoir si une telle différence de traitement indirecte peut être justifiée en raison du fait que les avantages en cause sont prévus par des conventions collectives distinctes, conclues entre des parties différentes.

45 Compte tenu de ce qui précède, il convient de répondre à la question posée que l’article 2,
paragraphe 1, sous e), et l’article 4 de la directive 2006/54 doivent être interprétés en ce sens que, d’une part, des indemnités journalières compensant de manière forfaitaire certains frais exposés par des travailleurs en raison de leurs déplacements professionnels constituent un élément de leur rémunération et, d’autre part, une différence entre le montant de telles indemnités, selon qu’elles sont accordées à un groupe de travailleurs composé majoritairement d’hommes ou à un groupe de travailleurs composé majoritairement de femmes, n’est pas prohibée par cette directive lorsque ces deux groupes de travailleurs n’exercent pas un même travail ou un travail auquel est attribuée une valeur égale.

Sur les dépens

46 La procédure revêtant, à l’égard des parties au principal, le caractère d’un incident soulevé devant la juridiction de renvoi, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens. Les frais exposés pour soumettre des observations à la Cour, autres que ceux desdites parties, ne peuvent faire l’objet d’un remboursement.

Par ces motifs, la Cour (quatrième chambre) dit pour droit :

L’article 2, paragraphe 1, sous e), et l’article 4 de la directive 2006/54/CE du Parlement européen et du Conseil, du 5 juillet 2006, relative à la mise en œuvre du principe de l’égalité des chances et de l’égalité de traitement entre hommes et femmes en matière d’emploi et de travail, doivent être interprétés en ce sens que :

d’une part, des indemnités journalières compensant de manière forfaitaire certains frais exposés par des travailleurs en raison de leurs déplacements professionnels constituent un élément de leur rémunération et, d’autre part, une différence entre le montant de telles indemnités, selon qu’elles sont accordées à un groupe de travailleurs composé majoritairement d’hommes ou à un groupe de travailleurs composé majoritairement de femmes, n’est pas prohibée par cette directive lorsque ces deux groupes de travailleurs n’exercent pas le même travail ou un travail auquel est attribuée une valeur égale.

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