Les relations entre la Cour de Justice de l’Union Européenne et les juridictions nationales : quelques éléments concrets d’approche dans le cas des directives.

Pierre Déjean – Maître de conférences honoraire, Université Toulouse I Capitole

Date publication : 10.2024

    Le droit primaire de l’Union (traités) a un effet direct2. L’effet direct des règlements est reconnu en règle générale. Cependant, certaines de leurs dispositions peuvent nécessiter des mesures d’application. En ce cas, les dispositions en cause sont dénués d’effet direct3.Il y a donc une sorte de « présomption d’effet direct » en ce qui les concerne4. Encore convient il que les dispositions en cause soient claires précises et inconditionnelles5. De même, il y a effet direct lorsqu’un principe général du droit de l’Union, éventuellement évoqué par la charte européenne des droits sociaux s’applique au litige avec ou sans médiation d’une directive. S’il y a une directive d’application, elle n’est au niveau juridique, que la « chambre d’écho » du principe fondateur de l’effet direct6

    S’appuyant sur l’effet direct dégagé dans l’arrêt van Gend en Loos (voir note 2), la Cour de Justice de l’Union a posé le principe de primauté dans l’arret Costa contre ENEL7. On s’est souvent mépris sur la nature de la notion de primauté. Conséquence de la règle pacta sunt servanda, la primauté ne signifie pas suprématie mais le fait que, en cas de contrariété entre le droit de l’union et le droit national, dans un domaine de compétence de l’union, c’est le droit de l’union qui doit prévaloir8. L’originalité du système de la primauté réside moins dans la prévalence que dans sa garantie d’application par les institutions, les procédures de l’Union ainsi que par la compétence de la cour de justice de l’union acceptée par les états membres pour faite appliquer le principe9.

    Si la primauté peut être considérée comme un principe général qui s’impose quelque soit la nature juridique de l’acte communautaire en cause (traité, règlements, directives…) il convient cependant, selon la Cour, de tenir compte « de la nature et des effets juridique des directives »10. La nature des directives guide les relations que la Cour de justice entretient avec les juridictions nationales. La jurisprudence de la Cour est, à cet égard, assez complexe11.

    Il semblerait que 3 cas essentiels se dégagent : le cas dans lequel la cour de justice est amenée à préciser un concept figurant dans une directive qui a été transposée ; le cas dans lequel la cour juge qu’une ou des dispositions de la directive s’opposent à une disposition de transposition si le juge national ne peut pas faire d’interprétation conforme ; le cas dans lequel il n’y a pas de disposition de transposition concernant le problème posé (lacune du texte de transposition ou absence totale de transposition)

    Cas 1 : la cour apporte des précision nécessaires

    Le cas 1 ne pose pas de problème. Le juge national, quelque soit le niveau de juridiction, applique l’interprétation faite par la cour. Le juge fait une interprétation conforme sans difficulté.

    Cas 2 : les dispositions de la directive et du texte national s’opposent si le juge national ne peut pas faire d’interprétation conforme

    Il faut distinguer 2 hypothèses : 1) le litige oppose deux particuliers ; 2) le litige oppose un particulier et l’Etat ou toute personne détentrice de prérogatives de puissance publique quelque soit sa forme juridique (Etablissements publics, Délégataires de services publics etc), prérogatives exercées dans le cas du litige en cause12.

    Hypothese 1 : Le litige oppose deux particuliers

    1.1 Principe

    Le juge doit faire une interprétation des dispositions de transposition à la lumière des finalités de la directive afin d’obtenir si possible une solution conforme à l’objectif de cette directive (interprétation conforme).

    • Ce faisant, il doit considérer l’ensemble des règles du droit national.13
    • Son interprétation ne doit pas être en contrariété avec les Principes Généraux du Droit.
    • Il ne peut pas faire d’interprétation contra legem.14
    • le juge peut se trouver face à deux cas : il peut faire une interprétation conforme ou il ne peut pas la faire. Un exemple peut éclairer cette question délicate de l’interprétation conforme. Il est tiré de l’affaire NP contre Daimler AG, Mercedes-Benz Werk Berlin : Le problème était le suivant : selon la directive 2008/104 relative au travail intérimaire, les mises à dispositions doivent revêtir obligatoirement un caractère temporaire. La directive ne précise pas la durée au-delà de laquelle la mise à disposition ne peut plus être qualifiée de temporaire. Initialement, le législateur allemand ne fixait pas non plus de limite. A partir du 1° Avril 2017, il fixe une durée maxima de 18 mois et précise que seules les périodes postérieures à cette date pourront être prises en compte pour l’appréciation de cette durée maximale.

    Considérant l’ensemble du droit allemand, le juge de renvoi doit examiner si cette disposition ferme la porte à tout calcul se basant sur l’ancienneté antérieure ou si elle ne concerne que le calcul de l’ancienneté nécessaire pour bénéficier du régime des 18 mois. Si le juge interprète cette disposition comme fermant la porte à tout calcul d’ancienneté antérieure, alors la législation nationale s’oppose à l’effet utile de la directive en défavorisant les travailleurs intérimaires recrutés avant le 1° avril 2017. Dans le cas contraire, il y a interprétation conforme15.

    1.2) Conséquences

    1.2.1) Le juge peut faire une interprétation conforme et la relation directive/disposition de transposition reste cohérente

    1.2.2) Le juge ne peut pas faire d’interprétation conforme.

    – Dans ce cas, si le principe de primauté lui permet de laisser inappliqué une disposition nationale contraire au droit de l’Union, lorsqu’il s’agit d’une directive, et qu’en contrariété à la directive, la disposition nationale impose des obligations supplémentaires à un des particuliers parties à l’instance, le juge ne peut l’écarter 16. l’écarter l’amènerait d’ailleurs à faire une interprétation contra legem17. Il n’y a pas ici d’effet direct horizontal. Le principe de primauté n’est pas remis en cause mais il n’entraîne pas d’effet direct horizontal.

    – La partie lésée peut alors intenter un recours en responsabilité du fait des lois devant la juridiction compétente en ce domaine dans le cadre du droit national (Arrêt Francovitch.18 ) Le juge constatera la contradiction entre le droit de l’Union et les dispositions de transposition. Le recours en responsabilité du fait des lois suivra les règles applicables en ce domaine dans le cadre du droit national19.

    Hypothèse 2 : Le litige oppose un particulier et l’État ou toute personne publique :

    Les principes qui gouvernent l’action du juge national sont les mêmes que dans l’hypothèse 1.

    Les conséquences ne sont différentes que lorsque le juge ne peut faire d’interprétation conforme.

    2 cas sont alors à distinguer selon que les dispositions de la directive sont ou non suffisamment précises et inconditionnelles.

    – Dans le cas où les dispositions ne sont pas suffisamment précises et inconditionnelles, le juge ne pourrait écarter les dispositions nationales d’application et l’on se retrouve dans le cadre de l’hypothèse 1.

    – Dans le cas où les dispositions sont suffisamment précises et inconditionnelles le juge pourrait écarter la disposition nationale de transposition contraire et même toute disposition contraire du droit national20. Il y a effet direct vertical dans la mesure où une des parties en cause est une personne publique (Etat ou tout organisme public ou investi de prérogatives de puissance publique).

    Cas n°3 : Il n’y a pas de transposition ou elle est lacunaire

    Ici également, il convient de distinguer les deux hypothèses précédemment évoquées : 1) le litige oppose deux particuliers ; 2) le litige oppose un particulier et l’Etat ou toute personne détentrice de prérogatives de puissance publique quelque soit sa forme juridique (Etablissements publics, Délégataires de services publics etc), prérogatives exercées dans le cas du litige en cause21.

    Hypothèse 1 : Le litige oppose deux particuliers :

    Le juge national ne peut faire application directe (effet direct horizontal) d’une directive, même claire précise et inconditionnelle, qui créerait des obligations dans le chef des particuliers22. La directive ne trouve pas application dans le cadre de litiges entre particuliers.

    Le juge ne pourra alors que constater l’inapplicabilité de la directive. La partie lésée pourra intenter un recours en responsabilité pour non-transposition dans la logique de l’arrêt Francovitch23. Une procédure en manquement peut toujours être initiée par la Commission mais ce recours échappe à l’initiative des plaignants.

    Hypothèse 2 : Le litige oppose un particulier et l’État ou toute personne publique :

    Si la directive est claire précise et inconditionnelle et que le délai de transposition est dépassé, le juge l’applique. Il y a effet direct vertical dans ce cas. Si la directive crée directement des obligations ce n’est qu’au regard de l’État ou de la personne publique ou chargée de mission de service public qui est partie à l’affaire car les disposions d’une directive peuvent être directement invoquées « en tant qu’elles sont de nature à définir des droits que les particuliers sont en mesure de faire valoir à l’égard de l’État »24.

    Ce raisonnement relaie celui de la Cour de justice25 La Cour de cassation précise encore que « lorsque les justiciables sont en mesure de se prévaloir d’une directive à l’encontre de l’État, ils peuvent le faire quelle que soit la qualité en laquelle agit ce dernier, employeur ou autorité publique ; qu’en effet, il convient, d’éviter que l’État ne puisse tirer avantage de sa méconnaissance du droit de l’Union européenne »26. Application en l’espèce du principe « nemo auditur… ».

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    1Donnée pratique : lorsqu’il y a renvoi sur les hyperliens dans les notes, ne pas copier le lien car cette méthode fonctionne aléatoirement mais faire un clic droit sur « ouvrir l’hyper lien ». La désignation des juridictions est en caractères gras pour faciliter la lecture de notes parfois longues.

    2Voir sur ce point : « L’effet direct du droit de l’Union Européenne » EUR-lex,EUR-Lex – l14547 – EN – EUR-Lex (europa.eu). Dans la note de synthèse EUR-lex, il est précisé que le fondement de cet effet direct provient d’un arrêt fondamental : CJUE, Affaire C-26/62, ECLI:EU:C:1963:1, 5 fév.1963, NV Algemene Transport- en Expeditie Onderneming van Gend en Loos contre Administration fiscale néerlandaise, https://EUR-Lex – 61962CJ0026 – EN – EUR-Lex (europa.eu)

    3CJUE, Affaire C-403/98, ECLI:EU:C:2001:6, Azienda Agricola Monte Arcosu Srl contre Regione Autonoma della Sardegna, Organismo Comprensoriale nº 24 della Sardegna et Ente Regionale per l’Assistenza Tecnica in Agricoltura (ERSAT), points 26 et 28, https://eur-lex.europa.eu/legal-content/fr/TXT/?uri=CELEX:61998CJ0403

    4Selon la remarque du Professeur Marc Blanquet qui a eu l’amabilité de relire ce travail. Je remercie également le Professeur Ferran Camas Roda qui m’a prodigué des conseils utiles.

    5Ibid.

    6 CJUE, (grande chambre), Affaire C-144/04,  ECLI:EU:C:2005:709, 22 nov. 2005, Werner Mangold contre Rüdiger Helm, points 75 à 78, EUR-Lex – 62004CJ0144 – EN – EUR-Lex (europa.eu) ; CJUE (grande chambre), Affaire C-555/07, ECLI:EU:C:2010:21, 19 janvier 2010, Seda Kücükdeveci contre Swedex GmbH & Co. KG,point 54, EUR-Lex – 62007CJ0555 – FR – EUR-Lex (europa.eu) ; CJUE (grande chambre), Affaire C-684/16, ECLI:EU:C:2018:874, 6 novembre 2018, Max-Planck-Gesellschaft zur Förderung der Wissenschaften eV contre Tetsuji Shimizu, points 75, 80 et 81, EUR-Lex – 62016CJ0684 – FR – EUR-Lex (europa.eu)

    7CJUE, Affaire 6/64, ECLI:EU:C:1964:66, 15 juil.1964, Flaminio Costa contre E.N.E.L. – Demande de décision préjudicielle: Giudice conciliatore di Milano – Italie, EUR-Lex – 61964CJ0006 – EN – EUR-Lex (europa.eu)

    8J. ZILLER, « La primauté du droit de l’Union Européenne », Etude commandée par le département des affaires juridiques du parlement européen, https://www.europarl.europa.eu/RegData/etudes/STUD/2022/732474/IPOL_STU(2022)732474_FR.pdf ; Voir également les conclusions de l’avocat général M. LAGRANGE dans l’affaire Costa contre E.N.E.L. Conclusions du 25 juin 1964, Costa/E.N.E.L., 6-64, ECLI:EU:C:1964:51, p. 1174.

    9Ibid. Selon M BLANQUET : « La spécificité des traités communautaires réside largement en ce qu’à la différence des traités ordinaires, se bornant à créer des obligations mutuelles entre les États contractants, ils mettent en place un véritable ordre juridique, dépassant la simple constitution d’une organisation internationale. » ; voir sur tous ces points, M BLANQUET, « Spécificité et identité de l’Union européenne », Presses Universitaires du Midi, https://books.openedition.org/pumi/31343?lang=fr.

    10 CJUE, Affaire 232/20, ECLI:EU:C:2022:196, NP contre Daimler AG, Mercedes-Benz Werk Berlin, point 80, EUR-Lex – 62020CJ0232 – EN – EUR-Lex (europa.eu) 

    11 Sur la question de l’effet direct, on consultera utilement l’article de J. F. DELILLE, «  L’effet direct horizontal des directives: les juridictions irlandaises face à Enigma », Journal d’actualité des droits européens 7/12/2018, https://revue-jade.eu/article/view/2356 .

    12Cass.Soc., 22 juin 2016, pourvoi n° 15-20.111, ECLI:FR:CCASS:2016:SO01289, Décision – Pourvoi n°15-20.111 | Cour de cassation ; TA. Lyon, 3 octobre 2017 N° 1504396, https://alyoda.eu/index.php?id=3878 ; CJUE (grande chambre), Affaire C-122/17, ECLI:EU:C:2018:631,7 août 2018, David Smith contre Patrick Meade e.a. , point 49, EUR-Lex – 62017CJ0122 – EN – EUR-Lex (europa.eu)

    13CJUE, Affaire 176/12, ECLI :EU:C:2014:2, 15 janv. 2014, Association de médiation sociale , point 38 et jurisprudence citée, EUR-Lex – 62012CJ0176 – EN – EUR-Lex (europa.eu) ; CJUE, Affaire C‑497/13, ECLI :EU:C:2015:357, 4 juin 2015, Faber, point 33, EUR-Lex – 62013CJ0497 – EN – EUR-Lex (europa.eu)  ; CJUE, Affaire C-232/20, ECLI:EU:C:2022:196, 17 mars 2022NP / Daimler, Mercedes-Benz Werk Berlin , point 76, .

    14 CJUE, Affaire C‑176/12, précité, point 39 ; CJUE Affaire C‑385/17, ECLI : EU:C:2018:1018, 13 déc. 2018, Hein, point 51, EUR-Lex – 62017CJ0385 – EN – EUR-Lex (europa.eu)  ; CJUE Affaire C‑681/18, ECLI : EU:C:2020:823, 14 oct. 2020, KG (Missions successives dans le cadre du travail intérimaire), point 66 et jurisprudence citée, EUR-Lex – 62018CJ0681 – EN – EUR-Lex (europa.eu)

    15Affaire 232/20, ECLI:EU:C:2022:196, NP contre Daimler AG, Mercedes-Benz Werk Berlin, précitée

    16CJUE, Affaire C-261/20, ECLI:EU:C:2022:33, 18 janvier 2022 Thelen Technopark Berlin GmbH contre MN, point 48, EUR-Lex – 62020CJ0261 – EN – EUR-Lex (europa.eu) ; jurisprudence citée et reprise dans l’arrêt CJUE Affaire C-232/20, ECLI:EU:C:2022:196, 17 mars 2022NP / Daimler, Mercedes-Benz Werk Berlin , points 80 à 82, EUR-Lex – 62020CJ0232 – EN – EUR-Lex (europa.eu) ; également : CJUE (grande chambre), Affaire C-122/17, ECLI:EU:C:2018:631,7 août 2018, David Smith contre Patrick Meade e.a. , point 49, EUR-Lex – 62017CJ0122 – EN – EUR-Lex (europa.eu)

    17Conclusion de l’Avocat général E. TANCHEV dans l’affaire précitée, NP / Daimler, Mercedes-Benz Werk Berlin,point 64 https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/?uri=CELEX:62020CC0232

    18CJUE, Affaires jointes C-6/90 et C-9/90,ECLI:EU:C:1991:428, 19 novembre 1991, Andrea Francovich et Danila Bonifaci et autres contre République italienne, points 31 à 46, EUR-Lex – 61990CJ0006 – EN – EUR-Lex (europa.eu)

    19CJUE, Affaire C-91/92, ECLI:EU:C:1994:292, 14 juil. 1994, Faccini Dori contre Recreb, point 27, EUR-Lex – 61992CJ0091 – EN – EUR-Lex (europa.eu)

    20Cass.Soc., 22 juin 2016, précité et CJUE (grande chambre), Affaire C-122/17, ECLI:EU:C:2018:631,7 août 2018, David Smith contre Patrick Meade e.a. , point 49 et jurisprudence citée, EUR-Lex – 62017CJ0122 – EN – EUR-Lex (europa.eu), précité.

    21Cass.Soc., précité.

    TA. Lyon, précité .

    22CJUE, Affaire 152/84, ECLI:EU:C:1986:84, 26 février 1986, M. H. Marshall contre Southampton and South-West Hampshire Area Health Authority (Teaching), point 48, EUR-Lex – 61984CJ0152 – EN – EUR-Lex (europa.eu)  ; CJUE, Affaire C-91/92, Faccini Dori contre Recreb précité, point 24 ; CJUE Affaire C-122/17 du 7 Aout 2018 David Smith contre Patrick Meade, Philip Meade FBD Insurance plc Ireland Attorney General, précité.

    23 Précité.

    24Cass.Soc., 22 juin 2016, précité.

    25CJUE Affaire C-122/17 du 7 Aout 2018 David Smith contre Patrick Meade, Philip Meade FBD Insurance plc Ireland Attorney General, précité, point 45 et jurisprudence citée. Précité.

    26Cass.Soc., 22 juin 2016, précité