Rédigé par Pierre Déjean
Affaire C 631/22 (18/01/24) – J.M.A.R./Ca Na Negreta SA
EUR-Lex – 62022CJ0631 – EN – EUR-Lex (europa.eu)
L’arrêt et les parties :
L’arrêt concerne une demande de décision préjudicielle au titre de l’article 267 TFUE, introduite par le Tribunal Superior de Justicia de las Islas Baleares (Cour supérieure de justice des îles Baléares, Espagne), par décision du 26 septembre 2022, parvenue à la Cour le 7 octobre 2022,
les parties sont : Ca Na Negreta SA – contre – J.M.A.R.plaignant
Le droit applicable au litige :
Droit International
Article 2 et 27 de la convention des Nations unies relative aux droits des personnes handicapées, conclue à New York le 13 décembre 2006 et approuvée au nom de la Communauté européenne par la décision 2010/48/CE du Conseil, du 26 novembre 2009 (JO 2010, L 23, p. 35.
Droit de l’Union
Directive 2000/78/CE du Conseil, du 27 novembre 2000, portant création d’un cadre général en faveur de l’égalité de traitement en matière d’emploi et de travail (JO 2000, L 303, p. 16 .
Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (ci-après la « Charte ») Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (europa.eu)
Droit espagnol :
L’article 49 de l’Estatuto de los Trabajadores (statut des travailleurs), dans sa version consolidée approuvée par le Real Decreto Legislativo 2/2015 (BOE no 255, du 24 octobre 2015, p. 100224). désigné dans l’arrêt comme : « le statut des travailleurs ». :
« Le contrat de travail prend fin :
[…]
e) en cas de décès, d’incapacité permanente nécessitant l’assistance d’un tiers ou d’incapacité permanente totale ou absolue du travailleur, sous réserve des dispositions de l’article 48, paragraphe 2.
La Ley General de la Seguridad Social (loi générale sur la sécurité sociale), dans sa version consolidée approuvée par le Real Decreto Legislativo 8/2015 (BOE no 261, du 31 octobre 2015, p. 103291, et rectificatif BOE no 36, du 11 février 2016, p. 10898), désignée dans l’arrêt comme : LGSS, qui classe dans son article 194 les incapacités en 4 catégories :
– Incapacité permanente partielle ; – incapacité permanente totale ; – incapacité permanente absolue ; – incapacité permanente nécessitant l’assistance d’un tiers.
La Ley General de derechos de las personas con discapacidad y de su inclusión social (loi générale sur les droits des personnes handicapées et leur intégration sociale), dans sa version consolidée approuvée par le Real Decreto Legislativo 1/2013 (BOE no 289, du 3 décembre 2013, p. 95635) désignée dans l’arrêt comme : « loi générale sur les droits des personnes handicapées »
Faits et procédure :
Résumé :
Depuis octobre 2012 J.M.A.R. Était employé en tant que chauffeur de camion à temps plein. Il a été victime d’un accident de travail en 2016.
J.M.A.R. s’est alors trouvé en situation d’incapacité temporaire. Le 18 février 2018, l’’Instituto Nacional de la Seguridad Social (INSS) a mis fin à cette incapacité. L’INSS a octroyé une indemnité forfaitaire pour lésion permanente. Elle a refusé de reconnaître une incapacité permanente (article 193 LGSS).
J.M.A.R. a obtenu de Ca Na Negreta sa réaffectation à un poste adapté.
J.M.A.R. a introduit un recours contre la décision de refus de l’INSS de lui reconnaître une incapacité permanente. Par jugement du 2 mars 2020 la juridiction saisie a reconnu une incapacité permanente totale et une indemnité égale à 55% du salaire journalier.
Le 13 mars 2020, Ca Na Negreta a notifié à J.M.A.R. la résiliation de son contrat de travail au motif de son incapacité permanente totale à exercer sa profession habituelle.
Le 4 mai 2021, Le tribunal du travail no 1 d’Ibiza a rejeté ce recours au motif que la reconnaissance de l’incapacité permanente totale à exercer sa profession habituelle justifie qu’il soit mis fin au contrat sans que l’employeur soit tenu d’une obligation légale de réaffectation à un autre poste la Cour supérieure de justice des Iles Baléares, saisie pose une question préjudicielle ainsi reformulée par la CJUE.
Question préjudicielle re formulée par la Cour :
331 L’article 5 de la directive 2000/78, lu à la lumière des articles 21 et 26 de la Charte ainsi que des articles 2 et 27 de la convention de l’ONU s’oppose t’il à une réglementation nationale prévoyant que l’employeur peut mettre fin au contrat de travail au motif d’une incapacité permanente à exécuter les taches prévues au contrat ; sans qu’il soit tenu d’aménagements raisonnables et sans obligation de démontrer que ces aménagements constituent charge disproportionnée ?
Raisonnement de la Cour :
La Cour examine au préalable l’applicabilité de la directive 2000/78, à cet égard, elle précise différents points 2 34 D’une part, La notion de handicap visée par la directive 2000/78 est une limitation de la capacité qui peut faire obstacle à la pleine et effective participation à la vie professionnelle sur la base d’une égalité avec les autres travailleurs.
35-36 D’autre part, La directive s’applique dans le secteur public et privé concernant notamment les conditions de licenciement.La notion de licenciement vise « notamment » la cessation unilatérale de toute activité mentionnée à l’article 3 §1 a) de la directive ([conditions d’accès à ] l’emploi, [aux] activités non salariés et [au] travail, ) Elle doit donc être interprétée « en ce sens qu’elle englobe toute cessation du contrat non voulue par le travailleur et donc sans son consentement ».
37-39 Dans le litige en cause : D’une part : Si l’incapacité ne fait pas obstacle à l’exercice d’autres fonctions, le travailleur c’est cependant vu reconnaître le statut de personne handicapée.( loi générale sur les droits des personnes handicapées transposant la directive 2000/78). Le requérant a une limitation de capacité faisant obstacle à sa pleine et effective participation à la vie professionnelle. D’autre part : La réglementation nationale habilite l’employeur à résilier le contrat au motif d’une incapacité permanente totale à exercer la profession habituelle du requérant. Ce dernier avait sollicité la reconnaissance de son incapacité permanente et il savait que cela conférait à son employeur le droit de résilier. Cela ne signifie pas qu’il aurait consenti à cette résiliation.
Par conséquent, la résiliation fondée sur cette réglementation relève des « conditions de licenciement » au sens de l’article 3 §1 c). et ainsi du champ d’application de la directive.
40-41 La directive 2000/78 concrétise le principe général de non-discrimination consacré par l’article 21 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union qui interdit toute discrimination fondée notamment sur le handicap. Il est possible de se référer à la convention de l’ONU pour interpréter la directive.
42-43 L’article 2 al3 de convention précise que le « refus d’aménagements raisonnables » est une forme de discrimination. L’article 5 de la directive prévoit que ces aménagements impliquent que l’employeur est tenu de prendre les mesures appropriées pour permettre aux personnes handicapées d’accéder, d’exercer ou de progresser dans l’emploi. Ou pour dispenser une formation. Cette charge ne doit pas être disproportionnée.
44 La réaffectation à un autre poste peut être considéré comme aménagement raisonnable au sens de l’article 5 si elle permet de conserver son emploi et assure une pleine et effective participation à la vie professionnelle (principe d’égalité).
45-46 Afin de déterminer si la charge imposée est disproportionnée, il faut tenir compte des coûts, de la taille, des ressources de l’entreprise et de la possibilité d’obtenir des fonds publics ou toute aide. La possibilité d’affecter une personne handicapée à un autre poste n’existe que s’il y a au moins un poste vacant que la personne est susceptible d’occuper. (Voir Arrêt du 10 février 2022, HR Rail, C‑485/20, EU:C:2022:85, points 45 et 48). La réaffectation, sans charge disproportionnée, à un poste pour lequel la personne dispose des compétences, des capacité et des disponibilités est un « aménagement raisonnable ». (voir Arrêt précité, point 49).
47 La réglementation nationale permet le licenciement dès que le travailleur est reconnu reconnu formellement inapte, sans imposer de mesures appropriées au sens de l’article 5 de la directive. Ou de maintenir les mesures appropriées déjà prises (le plaignant avait été réaffecté)3.
49 La reconnaissance d’une incapacité permanente totale en vertu de la réglementation nationale est sans incidence.
50 En effet, la lecture combinée l’article 49 de l’Estatuto de los Trabajadores et de l’article 194 de la Ley General de la Seguridad Social montre que le travailleur handicapé « est contraint de subir le risque d’une perte d’emploi » afin de pouvoir bénéficier d’une prestation de sécurité sociale. Cela porte atteinte à l’effet utile de l’article 5 de la directive. Assimilant l’incapacité permanente totale au décès ou à l’incapacité permanente absolue, l’article 49 l’Estatuto de los Trabajadores contrevient à l’objectif d’intégration poursuivi par l’article 26 de la Charte.
Réponse de la Cour :
« Par ces motifs, la Cour (première chambre) dit pour droit :
L’article 5 de la directive 2000/78/CE du Conseil, du 27 novembre 2000, portant création d’un cadre général en faveur de l’égalité de traitement en matière d’emploi et de travail, lu à la lumière des articles 21 et 26 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne ainsi que des articles 2 et 27 de la convention des Nations unies relative aux droits des personnes handicapées, conclue à New York le 13 décembre 2006 et approuvée au nom de la Communauté européenne par la décision 2010/48/CE du Conseil, du 26 novembre 2009, doit être interprété en ce sens qu’il s’oppose à une réglementation nationale qui prévoit que l’employeur peut mettre fin au contrat de travail au motif que le travailleur est dans l’incapacité permanente d’exécuter les tâches qui lui incombent en vertu de ce contrat, en raison de la survenance, au cours de la relation de travail, d’un handicap, sans que l’employeur soit tenu, au préalable, de prévoir ou de maintenir des aménagements raisonnables en vue de permettre à ce travailleur de conserver son emploi, ni de démontrer, le cas échéant, que de tels aménagements constitueraient une charge disproportionnée. »
1 Pour une lecture aisée des raisonnements de la Cour, chaque § résumé est affecté du numéro que la Cour lui a donné.
2 Les textes en italique sont ajoutés par la rédaction ou apparaissent dans le texte de l’arrêt pour une lecture commode.
3 Voir l’article 49 de l’Estatuto de los Trabajadores, précité.