Fiche complète – Par Pierre Déjean
Affaire C‑649/22 (22/02/2024) XXX contre Randstad Empleo ETT SAU e.a. EUR-Lex – 62022CJ0649 – EN – EUR-Lex (europa.eu)
L’arrêt et les parties :
L’arrêt concerne une demande de décision préjudicielle au titre de l’article 267 TFUE, introduite par le Tribunal Superior de Justicia del País Vasco (Cour supérieure de justice du Pays basque, Espagne), par décision du 27 septembre 2022, parvenue à la Cour le 14 octobre 2022
Les parties sont : Randstad Empleo ETT SAU, Serveo Servicios SAU, anciennement Ferrovial Servicios SA,
Axa Seguros Generales SA de Seguros y Reaseguros – contre – XXX plaignant
Le droit applicable au litige
Droit de l’Union
Les articles 20 et 21 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (europa.eu)
La Directive 91/383/CEE complétant les mesures visant à promouvoir l’amélioration de la sécurité et de la santé au travail des travailleurs ayant une relation de travail à durée déterminée ou une relation de travail intérimaire (JO 1991, L 206, p. 19).
La Directive 2008/104/CE relative au travail intérimaire (JO 2008, L 327, p. 9)
Droit espagnol
L’article 11 de la ley 14/1994 por la que se regulan las empresas de trabajo temporal (loi 14/1994 relative aux entreprises de travail intérimaire), du 1er juin 1994 (BOE no 131, du 2 juin 1994). Cette loi est une loi de transposition. L’article 11 précise notamment les notions de conditions essentielles de travail de d’emploi et de rémunération.
L’article 49 de l’Estatuto de los Trabajadores (statut des travailleurs), dans sa version résultant du Real Decreto Legislativo 2/2015(BOE no 255, du 24 octobre 2015, p. 100224) Cet article évoque l’incapacité comme cause d’extinction du contrat de travail.
L’article 42 du VI convenio colectivo estatal de empresas de trabajo temporal (sixième convention collective nationale des entreprises de travail intérimaire. Cet article fixe une indemnité d’un montant de 10500 euros.
L’article 31 du convenio colectivo para el sector de la industria del transporte de mercancías por carretera y agencias de transporte de Álava (convention collective des entreprises du secteur du transport routier de marchandises et des agences de transport d’Álava. Cet article fixe une indemnité à hauteur de 60101,21 euros1.
Faits et procédure :
Résumé :
Le 01/10/2016, XXX a conclu un contrat de travail intérimaire. La convention collective du travail intérimaire est applicable à ce contrat.
Le 24/10/2016 XXX a été victime d’un accident du travail. Par suite, il a été déclaré en incapacité permanente.
Le 21/11/2016 Axa lui a versé une indemnité de 10500 euros sur le fondement de l’article 42 de la convention collective des travailleurs intérimaires.
XXX considère qu’une indemnité de 60101,21 euros aurait dû lui être versée sur le fondement de l’article 31 de la convention collective du transport. Le syndicat Solidarité des Ouvriers Basques, le représentant, a donc introduit un recours concernant la différence soit 49601,21 euros.
le Juzgado de lo social no 3 de Vitoria a rejeté ce recours. Au motif que XXX dépendait de la convention collective du travail intérimaire et que, selon une jurisprudence du Tribunal Supremo, les compléments de prestation, accordés sur une base volontaire, ne font pas partie de la garantie sociale minimale prévue à l’article 11 de la loi 14/1994. L’indemnité réclamée ne relevait pas de la notion de rémunération.
Le syndicat a interjeté appel devant le Tribunal Superior de Justicia del País Vasco. Cette juridiction est amenée à poser une question préjudicielle.
Question préjudicielle re-formulée par la Cour :
l’article 5, paragraphe 1, premier alinéa, de la directive 2008/104, lu en combinaison avec son article 3, paragraphe 1, sous f), s’oppose t’il à une réglementation nationale, interprétée par la jurisprudence nationale, en vertu de laquelle l’indemnité des travailleurs intérimaires est inférieure à celle à laquelle ils auraient pu prétendre s’ils avaient été recrutés directement par l’entreprise utilisatrice (dans le cas d’un même poste, occupé pour une même durée)
Raisonnement de la Cour:
A) La cour examine d’abord la notion de conditions essentielles de travail et d’emploi.
Directive 2008/104
Article 5 § 1
Pendant la durée de leur mission auprès d’une entreprise utilisatrice, les conditions essentielles de travail et d’emploi des travailleurs intérimaires sont au moins celles qui leur seraient applicables s’ils étaient recrutés directement par ladite entreprise pour y occuper le même poste.
Article 3 § 1 f)
1. Aux fins de la présente directive, on entend par :
f) «conditions essentielles de travail et d’emploi»: les conditions de travail et d’emploi établies par la législation, la réglementation, les dispositions administratives, les conventions collectives et/ou toute autre disposition générale et contraignante, en vigueur dans l’entreprise utilisatrice, relatives:
- la durée du travail, aux heures supplémentaires, aux temps de pause, aux périodes de repos, au travail de nuit, aux congés, aux jours fériés;
- à la rémunération.
Article 3 § 2
La présente directive ne porte pas atteinte au droit national en ce qui concerne la définition de la rémunération, du contrat ou de la relation de travail, ou du travailleur.
Article 157 TFUE
1. Chaque État membre assure l’application du principe de l’égalité des rémunérations entre travailleurs masculins et travailleurs féminins pour un même travail ou un travail de même valeur.
2. Aux fins du présent article, on entend par rémunération, le salaire ou traitement ordinaire de base ou minimum, et tous les autres avantages payés directement ou indirectement , en espèces ou en nature, par l’employeur au travailleur en raison de l’emploi de ce dernier.
37 L’indemnité due au titre d’un accident du travail survenu dans l’entreprise utilisatrice, relève t-elle de la notion de « condition essentielle de travail et d’emploi » au sens de la lecture combinée des articles 5 et 3 précités de la directive 2008/104 ?
38 L’article 5 §1 ne comporte aucune indication permettant de savoir si la notion précitée inclut ou non une indemnité. Cependant, l’article 3 §1 f) fait référence à la rémunération dans la définition des conditions essentielles de travail et d’emploi.
39 Cette notion n’est pas définie par la directive.
40 Si l’article 3 précise que la directive ne porte pas atteinte au droit national en ce qui concerne la définition de la rémunération, le législateur de l’Union ne renonce pas pour autant à déterminer la portée de la notion de rémunération.
42-63 La Cour développe une argumentation en trois temps :
1) La cour considère la notion de rémunération :
42-43 En son sens habituel, la rémunération est « l’argent versé pour un travail déterminé », donc une contrepartie économique de la prestation.
44 L’article 157 § 2 du Traité relatif au Fonctionnement de l’Union Européenne (TFUE), définit la rémunération comme étant « le salaire ou traitement ordinaire de base ou minimum, et tous autres avantages payés directement ou indirectement, en espèces ou en nature, par l’employeur au travailleur en raison de l’emploi de ce dernier ». Selon la jurisprudence, il faut interpréter cette notion dans un sens large.
45 La Cour a précisé que l’article 157 mentionne les avantages payés par l’employeur « en raison de l’existence de rapports de travail salariés ». Dans des cas spécifiques, ces avantages assurent un revenu même si les salariés n’exercent aucune activité.
…47 L’article 5 § 1 vise à assurer une protection effective des travailleurs atypiques et précaires. Une interprétation de la notion de rémunération, analogue à celle retenue par la jurisprudence évoquée aux deux paragraphes précédents s’impose pour déterminer la portée de cette notion au sens de l’article 3 §1 f) ii).
48 L’indemnité est, d’une part, un avantage en espèce consenti indirectement en raison de l’emploi, en ce qu’elle est prévue par une convention collective applicable à la relation de travail. D’autre part, elle a un objectif de compensation.
49 Ainsi, la notion de rémunération (article 3 § 1 f) ii)) est suffisamment large pour couvrir l’indemnité.
2) 50-52 La Cour considère le contexte dans lequel s’inscrit l’article 5 § 1 lu en combinaison avec l’article 3 §1 f) ii)
50 Ce contexte est celui de la santé et de la sécurité au travail, réglementé par le directive 91/383 et, en particulier ses articles 2 §1 et 1 point 2.
Directive 91/383/CEE
Article 1 :
La présente directive s’applique :
2. Aux relations de travail intérimaire entre une entreprise de travail intérimaire qui est l’employeur et le travailleur, ce dernier étant mis à disposition afin de travailler pour une entreprise et/ou un établissement utilisateurs et sous leur contrôle. »
Article 2
1. La présente directive a pour objet d’assurer que les travailleurs ayant une relation de travail telle que visée à l’article 1er bénéficient, en matière de sécurité et de santé au travail, du même niveau de protection que celui dont bénéficient les autres travailleurs de l’entreprise et/ou de l’établissement utilisateur.
51 Ces deux articles démontrent que les travailleurs intérimaires doivent pouvoir bénéficier du même niveau de protection que les travailleurs de l’entreprise utilisatrice, en matière de santé et de sécurité. Selon les mêmes textes, l’existence d’une relation de travail intérimaire ne saurait justifier une différence de traitement dans les conditions de travail lorsque qu’il s’agit de protection de la santé et de la sécurité.
52 Enfin, l’article 8 de la directive prévoit que les Etats prennent les mesures nécessaires pour que l’entreprise utilisatrice soit responsable des conditions d’exécution du travail liées à la sécurité, l’hygiène et la santé.
53-55 La Cour considère que :
53 – La protection de la sécurité et de la santé relève des conditions de travail au sens de la directive 91/383.
54 – L’indemnité est liée à la protection de la santé et de la sécurité car la responsabilité des entreprises utilisatrices et intérimaires va de pair avec la réparation des dommages lorsque la protection a échoué.
55 – « Eu égard au renvoi effectué par la directive 2008/104 à la directive 91/383 », le contexte dans lequel s’inscrivent les articles 3 et 5 de la directive 2008/104 « corrobore l’interprétation selon laquelle la notion de « rémunération », à laquelle la notion de « conditions essentielles de travail et d’emploi », figurant dans ces dispositions, fait référence, comprend une indemnité »2
3) 56-58 La cour considère les objectifs de la directive 2008/104
56 La directive vise à assurer le respect de l’article 31 §1 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union qui consacre le droit de tout travailleur à des conditions de travail respectant sa santé, sa sécurité et sa dignité. Les conditions de travail doivent être entendues au sens de l’article 156 TFUE3. Cet article ne définit pas la notion mais il faut considérer que cette absence de précision milite dans le sens d’une interprétation large, eu égard à la finalité protectrice de la directive (voir, en ce sens, arrêt du 12 mai 2022, Luso Temp, C‑426/20, EU:C:2022:373, point 40 )
… 58 Les objectifs de la directive corroborent l’interprétation de la notion de rémunération au sens de l’article 3 §1 f) ii) de la directive en tant que condition essentielle de travail et d’emploi au sens de l’article 5 §1 de la directive « selon laquelle » cette notion inclut une indemnité auquel le travailleur victime d’une incapacité peut prétendre.
… 63 La Cour conclut que : L’indemnité due à un travailleur au titre de l’incapacité permanente totale, résultant d’un accident du travail survenu dans l’entreprise utilisatrice, relève de la « notion de « conditions essentielles de travail et d’emploi », au sens de l’article 5, paragraphe 1, premier alinéa, de la directive 2008/104, lu en combinaison avec l’article 3, paragraphe 1, sous f), de celle-ci ».
B) La cour examine ensuite la portée du principe d’égalité de traitement visé à l’article 5 § 1 de la directive 2008/104.
… 65 La juridiction de renvoi doit déterminer les conditions de travail et d’emploi qui seraient applicable dans le cas d’un recrutement par l’entreprise utilisatrice et plus précisément le montant de l’indemnité. Dans un second temps, cette juridiction devra comparer ces conditions avec celles applicables au travailleur intérimaire en cause (voir, en ce sens, arrêt du 12 mai 2022, Luso Temp, C‑426/20, EU:C:2022:373, point 50).
66 Selon le Tribunal Supremo, les travailleurs intérimaires ne peuvent prétendre qu’à une indemnité prévue par l’article 42 de la convention collective du travail intérimaire (10500 euros au lieu de 60101,21 euros)4 En ce cas, en contrariété avec l’article 5 de la directive, le requérant n’aurait pas bénéficié de conditions égales.
…69 Si les partenaires sociaux peuvent négocier des conditions de travail et d’emploi différentes par conventions collectives pour les travailleurs intérimaires (article 5 § 3 de la directive) ; ils doivent toutefois garantir une protection globale de ces travailleurs (§ 3 et considérants 16 et 17 de la directive)
70 L’obligation de garantir une protection globale exige que soient accordés des avantages compensatoires. Cette compensation doit être appréciée de manière concrète par le juge.
71 La Cour rappelle que le juge qui applique les dispositions de droit interne destinés à transposer une directive, il doit prendre en considération l’ensemble du droit national et l’interpréter à la lumière du texte et de la finalité de la directive. Il doit aboutir à une solution conforme aux objectifs poursuivis, sans toutefois interpréter contra legem.
72 Si le juge conclut que le requérant a droit à l’indemnité qu’il réclame, il lui reviendra de vérifier si une interprétation conforme des textes peut être faite sans priver le requérant du bénéfice de l’indemnité qu’il réclame. Notons que dans ce cas, il sera amené à juger à contrario de la jurisprudence du Tribunal Supremo.
Réponse de la Cour
« Par ces motifs, la Cour ( chambre) dit pour droit :
L’article 5, paragraphe 1, premier alinéa, de la directive 2008/104/CE du Parlement européen et du Conseil, du 19 novembre 2008, relative au travail intérimaire, lu en combinaison avec l’article 3, paragraphe 1, sous f), de celle-ci,
doit être interprété en ce sens que :
il s’oppose à une réglementation nationale, telle qu’interprétée par la jurisprudence nationale, en vertu de laquelle l’indemnité à laquelle les travailleurs intérimaires peuvent prétendre au titre d’une incapacité permanente totale d’exercer leur profession habituelle, résultant d’un accident de travail survenu dans l’entreprise utilisatrice et ayant pour conséquence la cessation de leur relation de travail intérimaire, est d’un montant inférieur à celui de l’indemnité à laquelle ces travailleurs pourraient prétendre, dans la même situation et au même titre, s’ils avaient été recrutés directement par cette entreprise utilisatrice pour y occuper le même poste pendant la même durée. »
1Les textes en italique sont des textes de la rédaction. Ils fournissent des information nécessaires à une lecture plus facile.
2Point 55 de l’arrêt.
3Explications relatives à la charte : JO 2007, C 303, p. 17
4Voir supra la législation espagnole ainsi que les faits et procédures.