22/02/2024 Affaires jointes C 59/22, C 110/22 et C 159/22
EUR-Lex – 62022CJ0059 – EN – EUR-Lex (europa.eu)
L’arrêt et les parties :
L’arrêt concerne des demandes de décision préjudicielle au titre de l’article 267 TFUE, introduites par le Tribunal Superior de Justicia de Madrid (Cour supérieure de justice de Madrid, Espagne), par décisions du 22 décembre 2021, du 21 décembre 2021 et du 3 février 2022, parvenues à la Cour, respectivement, le 27 janvier, le 17 février et le 3 mars 2022
les parties sont : Consejería de Presidencia, Justicia e Interior de la Comunidad de Madrid (C‑59/22), – contre – M.P.plaignant
et Universidad Nacional de Educación a Distancia (UNED) (C‑110/22) – contre – I.P. plaignant
et Agencia Madrileña de Atención Social de la Comunidad de Madrid (C‑159/22) – contre – I.K. plaignant
Le droit applicable au litige
Droit de l’Union
La Directive 1999/70/CE du Conseil, du 28 juin 1999, concernant l’accord-cadre CES, UNICE et CEEP sur le travail à durée déterminée (JO 1999, L 175, p. 43)
Droit espagnol
L’article 23, paragraphe 2, de la Constitución española : les citoyens « ont le droit d’accéder, dans des conditions d’égalité, aux fonctions et postes publics, sous réserve des exigences établies par la loi ».
L’article 103, paragraphe 3, de la Constitucion prévoit, notamment, que la loi définit le statut des fonctionnaires et règlemente l’accès à la fonction publique conformément aux principes de mérite et d’aptitude.
L’article 15, paragraphe 5, du statut des travailleurs dispose :
« Sans préjudice des dispositions des paragraphes 1, sous a), 2 et 3, du présent article, les travailleurs qui ont été engagés, avec ou sans interruption, pour une durée supérieure à 24 mois sur une période de 30 mois afin d’occuper un poste de travail identique ou différent au sein de la même entreprise ou du même groupe d’entreprises dans le cadre d’au moins deux contrats temporaires, que ce soit directement ou par leur mise à disposition par des entreprises de travail intérimaire et selon des modalités contractuelles à durée déterminée identiques ou différentes, acquièrent la qualité de travailleurs permanents. […] »
La Ley del Estatuto Básico del Empleado Público approuvée par le Real Decreto Legislativo 5/2015du 30 octobre 2015 (BOE no 261, du 31 octobre 2015, p. 103105), dans sa version applicable aux faits des litiges au principal (ci-aprè EBEP ») prévoit dans son article 8 :
2. Les agents publics sont classés en : a) fonctionnaires ; b) agents non titulaires ; c) agents contractuels, qu’il s’agisse de personnel permanent, à durée indéterminée ou déterminée ; d) personnel auxiliaire. »
Article 11 :
En ce qui concerne les agents contractuels : « … Selon sa durée, le contrat peut être permanent, à durée indéterminée ou déterminée. »
La loi relative au budget de l’État pour l’année 2017 prévoit que l’octroi du statut de travailleur à durée indéterminée non permanent ne peut être accordé qu’en vertu d’une décision judiciaire. Ce, dans le cas d’un acte irrégulier en matière de recrutement temporaire.
Faits et procédure :
Résumé :
L’affaire C‑59/22
Depuis le 22 octobre1994 MP est engagée dans une « relation de travail à durée indéterminée à temps partiel de type vertical cyclique ».
Le 13 novembre2020 elle demande la requalification en un contrat de travail permanent et l’obtention d’une indemnité équivalente à celle prévue pour un licenciement abusif. Le Juzgado de lo Social no 18 de Madrid rejette le recours.
MP fait appel de ce jugement devant la juridiction de renvoi : le Tribunal Superior de Justicia de Madrid. Ce tribunal a des doutes relatifs à la conformité du droit espagnol avec la clause 5 de l’accord cadre : Il pose des questions préjudicielles en conséquence1.
L’affaire C‑110/22
IP travaille depuis le 11 février 1994 sur la base de CDD successifs. Le 29 septembre 2001, le Juzgado de lo Social no 15 de Madrid lui reconnaît la qualité de « travailleur à durée indéterminée non permanent ». Le poste n’ayant pas fait l’objet d’un appel à candidature, comme l’administration y était obligée, IP a demandé la reconnaissance judiciaire pour occuper le poste en qualité de travailleur à durée indéterminée. Il a également demandé que le poste lui soit attibué par voie de concours sur titre. Ces demandes ayant été rejetées le requérant a interjeté appel devant le Tribunal Superior de Justicia de Madrid en faisant valoir une violation des dispositions de l’accord-cadre et du droit espagnol.
Le tribunal a posé 12 questions préjudicielles qui sont regroupés infra par la Cour.
L’affaire C‑159/22
IK travaille depuis le 21 décembre1998 sur la base de CDD successifs, avec une interruption entre les années 1999 et 2010. le 14 octobre2020 IK a intenté un recours devant le Juzgado de lo Social no 21 de Madrid visant à faire reconnaître que son contrat était à durée indéterminée (à titre subsidiaire, non permanent). Son recours ayant été rejeté, il a interjeté appel devant le Tribunal Superior de Justicia de Madrid, invoquant une violation du droit espagnol et de la clause 5 de l’accord-cadre.
Le tribunal pose 6 questions préjudicielles également regroupées par la Cour.
Questions préjudicielles re-formulées par la Cour :
Sixièmes et septièmes questions posées dans les affaires C‑59/22 et C‑110/22 ainsi que sur les première et deuxième questions posées dans l’affaire C‑159/22
102 La clause 5 de l’accord-cadre s’oppose t-elle à une réglementation qui prévoit le versement d’une indemnité forfaitaire (20 jours de salaire par année de travail plafonnée à un an) à tout travailleur dont l’employeur a recouru à l’utilisation abusive de CDI non permanents prorogés de manière successive ?
Clause 5
1 Afin de prévenir les abus résultant de l’utilisation de contrats ou de relations de travail à durée déterminée successifs, les États membres, après consultation des partenaires sociaux, conformément à la législation, aux conventions collectives et pratiques nationales, et/ou les partenaires sociaux, quand il n’existe pas des mesures légales équivalentes visant à prévenir les abus, introduisent d’une manière qui tienne compte des besoins de secteurs spécifiques et/ou de catégories de travailleurs, l’une ou plusieurs des mesures suivantes :
a) des raisons objectives justifiant le renouvellement de tels contrats ou relations de travail ; b) la durée maximale totale de contrats ou relations de travail à durée déterminée successifs ; c) le nombre de renouvellements de tels contrats ou relations de travail
2 Les États membres, après consultation des partenaires sociaux et/ou les partenaires sociaux, lorsque c’est approprié, déterminent sous quelles conditions les contrats ou relations de travail à durée déterminée :
a) sont considérés comme “successifs” ; b) sont réputés conclus pour une durée indéterminée. »
Raisonnement de la Cour :
103 Les autorités nationales doivent adopter des mesures proportionnées, effectives et dissuasives pour garantir la pleine efficacité des normes d’application des directives.
…105 Le versement d’une indemnité telle que celle prévue est due aux travailleurs lors de la résiliation de leurs contrats en raison de la procédure de couverture de leur poste. Ceci supposerait qu’ils ont échoué ou n’ont pas participé à la sélection.
106 Le versement d’une indemnité a, selon la clause 5, pour objet de prévenir les abus. Or le versement prévu semble indépendant de toute considération relative au caractère légitime ou abusif du recours à des CDD.
107 Il n’est pas de nature à sanctionner dûment des recours abusifs. Il ne peut donc pas constituer, à lui seul, une mesure effective et dissuasive.
Réponse de la Cour :
« Par ces motifs, la Cour (sixième chambre) dit pour droit :
La clause 5 de l’accord-cadre sur le travail à durée déterminée, conclu le 18 mars 1999, qui figure à l’annexe de la directive 1999/70,
doit être interprétée en ce sens que :
elle s’oppose à une réglementation nationale qui prévoit le versement d’une indemnité forfaitaire, égale à 20 jours de salaire par année de travail, plafonnée à un an de salaire, à tout travailleur dont l’employeur a recouru à une utilisation abusive de contrats à durée indéterminée non permanents prorogés de manière successive, lorsque le versement de cette indemnité de fin de contrat est indépendant de toute considération relative au caractère légitime ou abusif du recours à ces contrats.
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Huitièmes et neuvièmes questions posées dans les affaires C‑59/22 et C‑110/22 ainsi que sur la troisième question posée dans l’affaire C‑159/22
109 La clause 5 de l’accord-cadre s’oppose t-elle à des dispositions nationales qui prévoient que « les actes irréguliers » engagent la responsabilité des administrations publiques2 ?
Raisonnement de la Cour :
112 La Cour constate que : -L’expression « actes irréguliers » serait trop vague pour permettre l’application de sanctions ou l’imputation de responsabilités conformes au principes de légalité et de certitude. – Les responsabilités ne seraient pas précisées. Il y aurait simplement renvoi à la réglementation en vigueur. – La juridiction de renvoi n’aurait connaissance d’aucun cas de mise en jeu de cette responsabilité.
Réponse de la Cour
« Par ces motifs, la Cour (sixième chambre) dit pour droit :
La clause 5 de l’accord-cadre sur le travail à durée déterminée, conclu le 18 mars 1999, qui figure à l’annexe de la directive 1999/70,
doit être interprétée en ce sens que :
elle s’oppose à des dispositions nationales selon lesquelles les « actes irréguliers » engagent la responsabilité des administrations publiques « conformément à la réglementation en vigueur dans chacune [de ces] administrations publiques », lorsque ces dispositions nationales ne revêtent pas un caractère effectif et dissuasif pour garantir la pleine efficacité des normes adoptées en application de cette clause. »
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Sur les douzièmes questions posées dans les affaires C‑59/22 et C‑110/22 ainsi que sur la sixième question posée dans l’affaire C‑159/22
116 La clause 5 s’oppose t-elle à une réglementation qui prévoit l’organisation de procédures de pérennisation des emplois temporaires au moyen d’appel à candidatures concernant notamment les travailleurs employés en CDI non permanents ?
Raisonnement de la Cour
…118 Les procédures de pérennisation sont indépendantes de toute considération relative au caractère abusif des recours aux CDD. Elles ne sanctionnent donc pas dûment les recours abusifs. Elles ne permettent donc pas d’atteindre la finalité de la clause 5.
Réponse de la Cour :
« Par ces motifs, la Cour (sixième chambre) dit pour droit :
La clause 5 de l’accord-cadre sur le travail à durée déterminée, conclu le 18 mars 1999, qui figure à l’annexe de la directive 1999/70,
doit être interprétée en ce sens que :
elle s’oppose à une réglementation nationale qui prévoit l’organisation de procédures de pérennisation des emplois temporaires au moyen d’appels à candidatures pour pourvoir les postes occupés par les travailleurs temporaires, dont les travailleurs à durée indéterminée non permanents, lorsque cette organisation est indépendante de toute considération relative au caractère abusif du recours à ces contrats à durée déterminée.
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Sur les dixièmes et onzièmes questions posées dans les affaires C‑59/22 et C‑110/22 ainsi que sur les quatrième et cinquième questions posées dans l’affaire C‑159/22
122 Contexte : Le Tribunal Constitucional considère que les « principes constitutionnels selon les quels l’accès à l’emploi dans la fonction publique respecte les principes d’égalité, de mérite et d’aptitude (article 23 §2 et 103§3 de la Constitution) ne s’appliquent pas aux relations de travail contractuelles. » La chambre sociale du Tribunal Supremo applique quant à elle ces principes à de telles relations. Cela rendrait impossible la qualification de travailleurs à durée indéterminée, des personnes n’ayant pas été recrutés selon ces principes. Ceci explique la création jurisprudentielle de CDI non permanents. Selon la juridiction de renvoi, la transformation en CDI des CDI non permanents prorogés de manière successive pourrait être considéré comme contraire aux dispositions constitutionnelles interprétées par le Tribunal Supremo. Ceci conduit cette juridiction à poser la question préjudicielle suivante :
123 La clause 5 doit elle être interprétée en ce sens que faute de mesure adéquates pour prévenir et sanctionner les abus de recours aux CDD en application de la clause, ces CDD devraient être transformés en CDI même si cette transformation est contraire à une interprétation constitutionnelle.
Raisonnement de la Cour :
124 La clause 5 n’impose pas d’obligation de transformation en CDI, mais une simple faculté.
…127 Une réglementation nationale, interprétée par le Tribunal Supremo qui interdit la transformation en CDI ne peut être considérée comme conforme que si l’ordre interne comporte une autre mesure effective de sanction de l’utilisation abusive de CDD. (voir, arrêt du 7 avril 2022, Ministero della Giustizia e.a. (Statut des juges de paix italiens), C‑236/20, EU:C:2022:263, point 62).
128-129 Une réglementation prévoyant la transformation en relation à durée indéterminée des CDI non permanents est conforme à la clause 5. Cependant la clause 5 point 1 n’est pas inconditionnelle et suffisamment précise pour être invoquée par un particulier devant le juge national. En effet les Etats membres ont le pouvoir d’appréciation de recourir à une des mesures énoncées dans la clause et il n’est pas possible de déterminer une protection minimale au sens de la clause 5.
130 Le juge national a une obligation d’interprétation conforme de l’ensemble des dispositions du droit national tant antérieures que postérieures à la directive.
131 L’exigence d’une interprétation conforme du droit national est en effet inhérente au système du traité FUE en ce qu’elle permet aux juridictions nationales d’assurer, dans le cadre de leurs compétences, la pleine efficacité du droit de l’Union
132 Dans cette interprétation le juge est limité par les principes généraux du droit et ne saurait faire d’interprétation contra legem.
133 Dans cette interprétation, le juge prendra en compte l’ensemble du droit interne et ses méthodes d’interprétation.
134 Le juge donnera une interprétation et une application de la législation nationale à même de sanctionner les abus.Dans le cadre de cette interprétation, le juge appréciera si les dispositions de la Constitution peuvent être interprétées conformément à la clause 5 (voir, par analogie, arrêt du 11 février 2021, M.V. e.a. (Contrats de travail à durée déterminée successifs dans le secteur public), C‑760/18, EU:C:2021:113, point 69).
135 Le cas échéant, il pourra modifier une interprétation jurisprudentielle du droit interne l’interprétant de manière incompatible avec les objectifs de la directive.
136-137 Si la juridiction de renvoi considère que l’ordre juridique interne ne comporte pas de mesure effective pour éviter et sanctionner l’utilisation abusive de CDD successifs, y compris les CDI non permanents ; alors la transformation en CDI constitue une telle mesure. Dans cette hypothèse, si la juridiction de renvoi considère que la jurisprudence du Tribunal Supremo, à la différence du Tribunal Constitucional, s’oppose à cette transformation et si cette jurisprudence repose sur une interprétation de la Constitution incompatible avec la clause 5 ; alors elle devra modifier cette jurisprudence.
Réponse de la Cour :
« Par ces motifs, la Cour (sixième chambre) dit pour droit :
La clause 5 de l’accord-cadre sur le travail à durée déterminée, conclu le 18 mars 1999, qui figure à l’annexe de la directive 1999/70,
doit être interprétée en ce sens que :
faute d’existence de mesures adéquates dans le droit national pour prévenir et, le cas échéant, sanctionner, en application de cette clause 5, les abus résultant de l’utilisation de contrats à durée déterminée successifs, y compris de contrats à durée indéterminée non permanents prorogés de manière successive, la transformation de ces contrats à durée déterminée en contrats à durée indéterminée est susceptible de constituer une telle mesure. Il appartient, le cas échéant, à la juridiction nationale de modifier la jurisprudence nationale établie si celle-ci repose sur une interprétation des dispositions nationales, y compris constitutionnelles, incompatible avec les objectifs de la directive 1999/70, et, notamment, de ladite clause 5.
1 Pour une lecture plus aisée la Cour a regroupé les questions préjudicielles infra.
2 Loi relative au budget de l’État pour 2017 précitée.