Par Sébastien Martin
Docteur en droit, Maitre de Conférences, CRDEI, Université Montesquieu Bordeaux IV (EA 4193).
Références de l’article : Pages 13 à 44, Revue Française de droit constitutionnel – 2012/3 n°91 – Presses Universitaires de France – Article publiè sur notre site avec le consentement de l’auteur, que nous remercions.

Tous les États membres de l’Union puisent dans leur Histoire certaines caractéristiques qu’ils jugent si essentielles qu’ils entendent les protéger envers et contre tout. Dans ce cadre, la participation à l’Union européenne peut s’avérer parfois problématique.
On sait, en effet depuis longtemps, grâce à la jurisprudence de la Cour de justice qui a très tôt posé le principe de primauté du droit des Communautés européennes puis de l’Union européenne, qu’un tel principe impose aux autorités juridictionnelles nationales de faire prévaloir les normes de l’Union européenne sur l’ensemble des normes nationales, fussent’elles constitutionnelles (1). Cette solution n’était pas sans soulever certaines difficultés. « Le problème [tenait] à ce que la norme constitutionnelle, elle non plus, [n’a pas renoncé] à sa supériorité face à la norme internationale ou européenne. » (2 Les juridictions nationales n’ont dès lors cessé de contester ce principe.
1. Cf. CJCE, 15 juillet 1964, Flaminio Costa c. Ente Nazionale per l’Energia Elettrica (aff. 6/64), Rec. p. 1141 : « le droit né du traité ne pourrait donc, en raison de sa nature originale spécifique, se voir judiciairement opposer un texte interne quel qu’il soit, sans perdre son caractère communautaire et sans que soit mise en cause la base juridique de la communauté elle-même » ; CJCE, 17 décembre 1970, Internationale Handelsgesellschaft mbH c. Ein- fuhr-und Vorratsstelle für Getreide und Futtermittel (aff. 11/70), Rec., p. 1125, pt 3 : « l’invocation d’atteintes portées, soit aux droits fondamentaux tels qu’ils sont formulés par la constitution d’un État membre, soit aux principes d’une structure constitutionnelle natio- nale, ne saurait affecter la validité d’un acte de la communauté ou son effet sur le territoire de cet État » ; CJCE, 9 mars 1978, Administration des finances de l’État c. Société anonyme Sim- menthal (aff. 106/77),
Rec., p. 629, pt 17 : « En vertu du principe de la primauté du droit communautaire, les dispositions du traité et les actes des institutions directement applicables ont pour effet, dans leurs rapports avec le droit interne des États membres, non seulement de rendre inapplicable de plein droit, du fait même de leur entrée en vigueur, toute disposition contraire de la législation nationale existante, mais encore – fait partie intégrante avec rang de priorité de l’ordre juridique applicable sur le territoire de chacun des États membres – d’empêcher la formation valable de nouveaux actes législatifs nationaux dans la mesure où ils seraient incompatibles avec des normes communautaires. »
2. L. Dubouis, « Le Juge français et le conflit entre norme constitutionnelle et norme européenne », in L’Europe et le Droit, Mélanges en hommage à Jean Boulouis, Paris, Dalloz, 1992, p. 205 et s.
Le principe de la primauté communautaire, lui opposant le principe de souveraineté Étatique (3). Néanmoins, après plusieurs années d’opposition, la Cour de justice de l’Union européenne et les cours constitutionnelles nationales auraient trouvé une certaine voie pour la conciliation de leurs jurisprudences respectives (4).
Ce dépassement de l’opposition résulterait d’un mouvement général, partagé par l’Union européenne et par les États membres, de reconnaissance et de prise en considération sur le plan juridique de particularités spécifiques intrinsèques des États, à la faveur de l’élaboration d’un langage commun relatif à leur identité.
En effet, il est possible de constater qu’un rapprochement s’est fait empiriquement autour de deux concepts : le concept européen d’identité nationale et d’un concept national d’identité constitutionnelle.
La première référence faite au concept européen d’identité nationale apparaît lors d’une révision importante des traités communautaires. En effet, dans le traité de Maastricht, est inséré un article F selon lequel « l’Union respecte l’identité nationale de ses États membres, dont les systèmes de gouvernement sont fondés sur les principes démocratiques (5) ». Pour M.-C. Ponthoreau, « deux raisons principales expliquent l’introduction de la clause d’identité nationale dans le traité sur l’Union européenne. La première réside dans le contexte historique spécifique de 1992.
La fondation de l’Union européenne a eu lieu au moment même de la renaissance de l’État-nation en Europe puisqu’en 1989 le mur de Berlin tombe et entraîne dans les années qui suivent la chute des régimes communistes de l’Est. […] la seconde explication d’ordre psychologique est étroitement liée à la première : il s’agit de préserver les États membres (6) ». Il faut toutefois souligner que si le concept est énoncé, sa signification et sa portée juridique sont, au moins au début, pour le moins obscures.
En effet, « son insertion dans les dispositions communes correspond davantage à la nécessité de répondre aux inquiétudes de certains États membres (7) », et sa « signification [est] à l’évidence plus politique que juridique (8) ». « Toutefois, si elle n’a par elle-même aucune valeur juridique, cette disposition exprime une vision d’ensemble de l’Union qui s’incarne dans d’autres stipulations ayant quant à elles une signification juridique (9)
3. À cet égard, voir F. Fines, « Souveraineté étatique et primauté européenne », Politéïa, décembre 2004, n° 6 : Souverainisme, nationalisme, régionalisme (I), p. 215 et s.
4. Dans ce sens, voir A. Levade, « Identité constitutionnelle et exigence existentielle : comment concilier l’inconciliable », in Mélanges en l’honneur de Philippe Manin – L’Union européenne : Union de droit, Unions des droits, Paris, Pedone, 2010, p. 109 et s. ; D. Ritleng, « De l’utilité du principe de primauté », RTDE, 2009, p. 677 et s. ; O. Dubos, « Inconci- liable primauté : l’identité nationale : sonderweg et self-restraint au service du pouvoir des juges ? », colloque des 18 et 19 décembre 2009 La conciliation entre les droits et libertés dans les ordres juridiques européens 10e journées du Pôle européen J. Monnet, Faculté de droit de Metz.
5. Cf. l’article F du traité sur l’Union européenne, JO n° C 191 du 29 juillet 1992.
6. M.-C. Ponthoreau « Constitution européenne et identités constitutionnelles nationales », VIIe Congrès mondial de l’AIDC, Athènes, 11-15 juin 2007.
7. D. Simon « Article F », in V. Constantinesco, R. Kovar et D. Simon, Traité sur l’Union européenne – Commentaire article par article, Paris, Économica, 1995, 1 000 p., p. 81 et s.
8. Ibid., p. 88.
9. Ibid., p. 89
Le concept, maintenu au gré des révisions successives, a néanmoins vu la disposition le contenant être régulièrement modifiée. La première évolution correspond à l’adoption du traité d’Amsterdam (10) à l’occasion de laquelle a été supprimée la référence aux systèmes de gouvernement fondés sur les principes démocratiques. Des modifications ont également été apportées en 2004 pour l’élaboration du traité établissant une constitution pour l’Europe (11), avant d’être reprises par le traité de Lisbonne (12). L’article 4 § 2 du traité sur l’Union européenne (13) affirme désormais que « l’Union respecte l’égalité des États membres devant les traités ainsi que leur identité nationale, inhérente à leurs structures fondamentales politiques et constitutionnelles, y compris en ce qui concerne l’autonomie locale et régionale. Elle respecte les fonctions essentielles de l’État, notamment celles qui ont pour objet d’assurer son intégrité territoriale, de maintenir l’ordre public et de sauvegarder la sécurité nationale. En particulier, la sécurité nationale reste de la seule responsabilité de chaque État membre ».
L’objectif de ces modifications était, en quelque sorte, de préciser l’exigence du respect de l’identité nationale. L’intérêt pour les États était de porter l’attention sur des éléments qu’ils jugeaient particulièrement importants (14). Il s’agit donc de mettre en avant, dans le droit originaire, peut-être à la manière d’un leitmotiv, l’existence de protections spéciales pour les structures politiques et constitutionnelles, l’autonomie des collectivités locales et certaines fonctions relevant des autorités publiques nationales. En d’autres termes, l’Union européenne reconnaît l’existence de certaines caractéristiques essentielles des États.
Reste que, dans les dispositions de droit originaire, rien ne détermine quel rôle assument les institutions à l’égard de ces caractéristiques essentielles, ni même leur valeur au sein du droit de l’Union.
Cependant, à partir de 1996 (15), le concept fait irruption dans le cadre contentieux, où il est, d’abord, utilisé comme moyen de défense. Ainsi, par exemple, dans un contentieux opposant l’Allemagne à la Commission relatif à la sanction de l’ensemble des Länder pour des manquements imputables à
10 Cf. l’article 6 (ex-article F) du traité sur l’Union européenne (JO n° C 340 du 10 novembre 1997) : « 3. L’Union respecte l’identité nationale de ses États membres. » (11). Cf. l’article 6 (ex-article F) du traité sur l’Union européenne (JO n° C 340 du 10 novembre 1997) : « 3. L’Union respecte l’identité nationale de ses États membres. »
11. Cf. l’article I-5 (Relations entre l’Union et les États membres) du traité établissant une Constitution pour l’Europe (JO n° C 310 du 16 décembre 2004) : « 1. L’Union respecte l’égalité des États membres devant la Constitution ainsi que leur identité nationale, inhérente à leurs structures fondamentales politiques et constitutionnelles, y compris en ce qui concerne l’autonomie locale et régionale. Elle respecte les fonctions essentielles de l’État, notamment celles qui ont pour objet d’assurer son intégrité territoriale, de maintenir l’ordre public et de sauvegarder la sécurité nationale. »
12. À noter qu’il est aussi inscrit dans le préambule de la Charte, laquelle a, avec le traité de Lisbonne, obtenu une valeur juridique contraignante (cf. article 6 TUE : « 1. L’Union reconnaît les droits, les libertés et les principes énoncés dans la Charte des droits fonda- mentaux de l’Union européenne du 7 décembre 2000, telle qu’adoptée le 12 décembre 2007 à Strasbourg, laquelle a la même valeur juridique que les traités »).
13 Traité sur l’Union européenne tel que modifié par le traité de Lisbonne, JO, n° C 83 du 30 mars 2010.
14 Dans ce sens, concernant le seul traité établissant une constitution pour l’Europe, voir M. Blanquet, « Article I-5 – Relations entre l’Union et les États membres », L. BurgorgueLarsen, A. Levade & F. Picod (dir.), Traité établissant une constitution pour l’Europe – Commen- taire article par article, tome I, parties I et IV – « Architecture constitutionnelle », Bruxelles, Bruylant, 2007, 1 106 p., p. 96 et s.
15 CJCE, 2 juillet 1996, Commission des Communautés européennes c. Grand-duché de Luxem- bourg (aff. C-473/93), Rec., p. I-03207, pt 36.
seulement trois d’entre eux, l’État membre a fait valoir qu’une telle décision méconnaissait l’organisation constitutionnelle de la République fédérale d’Allemagne et ne serait dès lors pas compatible avec les dispositions du traité faisant référence au respect de l’identité nationale des États membres (16). Le concept a, par la suite, été développé par certains avocats généraux. Il fut utilisé, en premier lieu, par M. Poiares Maduro à propos de la procédure de recrutement d’agents par Eurojust et des exigences linguistiques pouvant être imposées dans un tel cadre (17). En l’espèce, il définit la langue comme un élément de l’identité nationale des États membres18. L’avocat général eut l’occasion de réutiliser le concept dans l’affaire Michaniki (19) relative à l’ajout par le droit national d’une cause d’exclusion de la participation aux procédures de passation des marchés publics de travaux.
À cette occasion, son approche se révèle être plus large puisqu’il n’identifie pas une caractéristique pouvant entrer dans le champ de l’identité nationale mais affirme « qu’un État membre peut, dans certains cas et sous le contrôle bien évidemment de la Cour, revendiquer la préservation de son identité nationale pour justifier une dérogation à l’application des libertés fondamentales de circulation (20) ». En second lieu, le concept a étCf. CJCE, 4 mars 2004, République fédérale d’Allemagne c. Commission des Communautés européennes (aff. C-344/01), Rec., p. I-2081, pt. 77 : « Le gouvernement allemand reproche à la Commission d’avoir violé l’article 10 CE. En vertu de cet article, la Commission serait tenue d’agir avec loyauté à l’endroit des États membres et de respecter leurs intérêts légitimes.
Ce devoir de loyauté comprendrait l’obligation d’avoir égard aux structures constitutionnelles, notamment fédérales, des États membres.
Cette interprétation de l’article 10 CE serait renforcée par l’article 6, paragraphe 3, UE, qui prévoit l’obligation pour l’Union européenne de respecter l’identité nationale de ses États membres. Dès lors, le respect de la division de la République fédérale d’Allemagne en Länder autonomes imposerait de ne prononcer des corrections financières à l’égard des différents Länder que lorsque le FEOGA a lui-même constaté dans ces derniers une violation du droit communautaire portant préjudice au budget de la Communauté. »
M. Poiares Maduro, conclusions présentées le 16 décembre 2004 dans le cadre de l’af- faire C-160/03, Royaume d’Espagne c. Eurojust. (18). Selon l’avocat général, « le respect de la diversité linguistique est l’un des aspects essentiels de la protection accordée à l’identité nationale des États membres, ainsi qu’il
résulte des articles » du traité (conclusions présentées le 16 décembre 2004, op. cit., pt 24).
Plus loin, il réitère sa position en affirmant que le principe du respect de la diversité linguistique « est un attribut essentiel de l’identité personnelle et, en même temps, un élément fondamental de l’identité nationale » (pt 36). Cet argument sera repris par l’Espagne dans une affaire jugée par le Tribunal, le 20 novembre 2008 (République italienne c. Commission des Communautés européennes, aff. Té employé par J. Kokott (21) dans une affaire relative à des mesures fiscales adoptées par des communautés autonomes espagnoles s’apparentant à des aides d’États. Se retrouve ici, comme dans l’affaire Allemagne c. Commission, l’idée selon laquelle le droit de l’Union doit tenir compte de l’autonomie conférée par la Constitution à certaines entités infra-étatiques (22).
16 Cf. CJCE, 4 mars 2004, République fédérale d’Allemagne c. Commission des Communautés
européennes (aff. C-344/01), Rec., p. I-2081, pt. 77 : « Le gouvernement allemand reproche à
la Commission d’avoir violé l’article 10 CE. En vertu de cet article, la Commission serait tenue d’agir avec loyauté à l’endroit des États membres et de respecter leurs intérêts légitimes. Ce devoir de loyauté comprendrait l’obligation d’avoir égard aux structures constitutionnelles, notamment fédérales, des États membres. Cette interprétation de l’article 10 CE serait renforcée par l’article 6, paragraphe 3, UE, qui prévoit l’obligation pour l’Union européenne de respecter l’identité nationale de ses États membres. Dès lors, le respect de la division de la République fédérale d’Allemagne en Länder autonomes imposerait de ne prononcer des corrections financières à l’égard des différents Länder que lorsque le FEOGA a lui-même constaté dans ces derniers une violation du droit communautaire portant préjudice au budget de la Communauté. »
17 M. Poiares Maduro, conclusions présentées le 16 décembre 2004 dans le cadre de l’af- faire C-160/03, Royaume d’Espagne c. Eurojust.
18. Selon l’avocat général, « le respect de la diversité linguistique est l’un des aspects essentiels de la protection accordée à l’identité nationale des États membres, ainsi qu’il résulte des articles » du traité (conclusions présentées le 16 décembre 2004, op. cit., pt 24). Plus loin, il réitère sa position en affirmant que le principe du respect de la diversité linguistique « est un attribut essentiel de l’identité personnelle et, en même temps, un élément fondamental de l’identité nationale » (pt 36). Cet argument sera repris par l’Espagne dans une affaire jugée par le Tribunal, le 20 novembre 2008 (République italienne c. Commission des Communautés européennes, aff. T 185/05).
19 M. Poiares Maduro, conclusions présentées le 8 octobre 2008 dans l’affaire C 213/07, Michaniki AE c. Ethniko Symvoulio Radiotileorasis, Ypoyrgos Epikrateias, Elliniki Technodomiki (TEVAE).
20 Ibid., pt 32.
21 J. Kokott, conclusions présentées le 8 mai 2008 dans les affaires jointes C428/06 C429/06 C432/06 C434/06 Union Generale de Trabadores de la Rioja UGT – RIOJA c. Juntas Generales del Territorio Historico de Vizcaya.
L’avocat général emploie de nouveau le concept à propos de la diversité culturelle. Elle affirme, à cette occasion, que « le respect et la promotion de la diversité des cultures sont des dimensions que la communauté doit intégrer dans toutes ses activités […] puisqu’elles sont en dernière analyse une expression du respect de l’Union européenne pour l’identité nationale de ses États membres 23 ».
Certes, comme le note J.-D. Mouton, les arrêts de la Cour de justice, correspondant à ces conclusions, « ne révèlent pas une véritable prise en considération explicite du respect de l’identité constitutionnelle 24 ». Néanmoins, la jurisprudence s’avère plus complexe. Tout d’abord 25, par un arrêt du 12 septembre 2006 relatif au droit de vote aux élections au Parlement européen pour des ressortissants du Commonwealth résidant à Gibraltar et ne possédant pas la citoyenneté de l’Union 26, la Cour de justice a estimé conforme au droit de l’Union, « pour des raisons liées à sa tradition constitutionnelle, [le choix fait par le Royaume-Uni], tant pour les élections nationales au Royaume-Uni que pour les élections à la Chambre législative de Gibraltar, d’octroyer le droit de vote et d’éligibilité aux [citoyens du Commonwealth] remplissant des conditions exprimant un lien spécifique avec le territoire au titre duquel les élections sont organisées 27 ». Ensuite, dans un arrêt du 22 décembre 2010 portant sur un contentieux opposant l’Autriche à une de ses ressortissantes concernant l’utilisation de titres de noblesse sur des papiers d’identité 28, le juge a affirmé qu’« il y [avait] lieu d’admettre que, dans le contexte de l’histoire constitutionnelle autrichienne, la loi d’abolition de la noblesse, en tant qu’élément de l’identité nationale, [pouvait] être prise en compte lors de la mise en balance d’intérêts légitimes avec le droit de libre circulation des personnes reconnu par le droit
de l’Union 29 ».
Ainsi, il apparaît, à travers ces quelques exemples, que, peu à peu, le concept européen d’identité nationale des États membres a obtenu, du point de vue juridique, une certaine reconnaissance.
22 « Nous aimerions rappeler tout d’abord que, en vertu de l’article 6, paragraphe 3, UE, l’Union européenne respecte l’identité nationale de ses États membres. Cela implique que l’Union ne porte pas atteinte à l’ordre constitutionnel d’un État membre, que celui-ci soit centralisé ou fédéral et n’influence pas la répartition des compétences au sein d’un État membre. La nouvelle version de cette disposition adoptée par le traité de Lisbonne souligne expressément le respect des structures constitutionnelles des États membres par l’Union » (conclusions présentées le 8 mai 2008, op. cit., pt 54).
23 J. Kokott, conclusions présentées le 4 septembre 2008 dans l’affaire C
24. J.-D. Mouton, « Réflexions sur la prise en considération de l’identité constitution- nelle des États membres de l’Union européenne », in Mélanges en l’honneur de Philippe Manin : l’Union européenne : Union de droit, Unions des droits, Paris, Pedone, 2010, p. 145 et s.
25. Pour une partie de la doctrine, les prémices de la jurisprudence sur l’identité natio- nale se situent dans l’arrêt Omega de la Cour de justice (cf. CJCE, 14 octobre 2004, Omega pielhallen- und Automatenaufstellungs-GmbH c. Oberbürgermeisterin der Bundesstadt Bonn (aff. C36/02), Rec. I-9609). Dans ce sens, voir par exemple, J.-D. Mouton, « Réflexions sur la prise en considération de l’identité constitutionnelle des États membres de l’Union européenne », op. cit.26. CJCE, 12 septembre 2006, Royaume d’Espagne c. Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord (aff. C-145/04), Rec., p. I-7917.
26 CJCE, 12 septembre 2006, Royaume d’Espagne c. Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord (aff. C-145/04), Rec., p. I-7917.
27 Ibid., pt 63.
28 CJUE, 22 décembre 2010, Ilonka Sayn-Wittgenstein c. Landeshauptmann von Wien (aff. C 208/09)
29. Ibid., pt 83.
Or, ce concept n’est pas sans entrer en résonance avec le recours croissant, dans les jurisprudences nationales, notamment constitutionnelles, au concept d’identité constitutionnelle.
En France, le Conseil constitutionnel a ainsi clairement affirmé « que la transposition d’une directive ne saurait aller à l’encontre d’une règle ou d’un principe inhérent à l’identité constitutionnelle de la France (30) », partant du postulat de principe selon lequel l’existence du principe de primauté « est sans incidence sur l’existence de la Constitution française et sa place au sommet de l’ordre juridique interne (31) ». Dans les premiers commentaires de cette décision, ce nouveau concept a été beaucoup discuté. Outre le fait que sa signification puisse paraître obscure (32), il semble certain que cette référence soit faite pour « [permettre] de maintenir le principe du primat constitutionnel (33) » dans un contexte qui n’est pas sans faire référence aux évolutions du droit de l’Union, comme s’il existait entre les dispositions du traité et la jurisprudence des juridictions constitutionnelles, un « lien de parenté (34) ».
Cette position n’est pas propre à la France. D’autres juridictions constitutionnelles ont, elles aussi, eu recours au concept d’identité constitutionnelle. Bien que les positions ne soient pas équivalentes sur tous les points, force est de constater qu’il existe bien entre les différents juges des États membres une communauté d’esprit. Par exemple, la jurisprudence allemande récente permet de considérer que le juge de Karlsruhe se reconnaît compétent pour contrôler le respect, par le droit de l’Union, de l’identité constitutionnelle allemande (35). Dans un certain sens, du point de vue constitutionnel, de telles jurisprudences participent à la démarche, déjà ancienne, de la reconnaissance de réserves constitutionnelles. Cette pratique est apparue dans les années 1970 avec le juge allemand 36 qui, s’inquiétant du niveau de protection européenne des droits fondamentaux, avait déjà affirmé qu’il se réservait la compétence pour écarter l’application du droit communautaire qui irait à l’encontre des droits fondamentaux.
30. CC, 2006-540 DC du 27 juillet 2006, « Loi relative au droit d’auteur et aux droits voisins dans la société de l’information ». On soulignera que la formule employée par le Conseil constitutionnel en 2006 vient en remplacer une autre développée en 2004 cf. CC, 2004-496 DC du 10 juin 2004, « Loi pour la confiance dans l’économie numérique » : « la transposition en droit interne d’une directive communautaire résulte d’une exigence constitutionnelle à laquelle il ne pourrait être fait obstacle qu’en raison d’une disposition expresse contraire de la Constitution. »
31. CC, 2004-505 DC du 19 novembre 2004, « Traité établissant une Constitution pour l’Europe ».
32. D. Simon, « L’Obscure Clarté de la jurisprudence du Conseil constitutionnel relative à la transposition des directives communautaires », Europe, 2006, n° 10, p. 2 et s.
33. B. Mathieu, « Le Droit communautaire fait son entrée au Conseil constitutionnel », Les Petites Affiches, 22 août 2006, n° 167, p. 3 et s. 34. F. Chaltiel, « Turbulences au sommet de la hiérarchie des normes. À propos de la décision du Conseil constitutionnel du 27 juillet 2006 sur la loi relative aux droits d’au- teurs », Revue du marché commun et de l’Union européenne, 2007, p. 61 et s.
34. K. M. Bauer, « Conditions et contrôles constitutionnels de la validité interne du droit de l’Union – Cour constitutionnelle fédérale allemande, arrêt du 30 juin 2009, Consti- tutionnalité du traité de Lisbonne (2 BvE 2/08 e.a.) », Revue trimestrielle de droit européen, 2009, p. 799 et s.
35. Cour constitutionnelle fédérale allemande, 29 mai 1974, 2 BvL 52/71, E 37, 271 ; note et traduction M. Fromont, Revue trimestrielle de droit européen, 1975, p. 317 et s
36. Cour constitutionnelle fédérale allemande, 29 mai 1974, 2 BvL 52/71, E 37, 271 ; note et traduction M. Fromont, Revue trimestrielle de droit européen, 1975, p. 317 et s.
Cette problématique a été reprise par le juge constitutionnel italien 37, avec la théorie des contres-limites, par laquelle il s’érige également en « défenseur des valeurs suprêmes de la Constitution 38 ».
À ce stade, l’étude du droit de l’Union et des droits constitutionnels des États membres révèle l’existence de deux concepts portant sur la question de l’identité des États. Reste alors à savoir s’il s’agit, ou non, de concepts distincts.
Si les jurisprudences, encore trop récentes, n’offrent pas d’éléments de réponse, la doctrine n’apporte pas plus de certitudes. À cet égard, deux remarques doivent être faites. Tout d’abord, pour une partie de la doctrine, les concepts d’« identité nationale » et d’« identité constitutionnelle » ne correspondent pas à des concepts autonomes l’un de l’autre (39), mais on peut tout aussi bien considérer que les deux concepts se distinguent clairement. Ensuite, lorsque la distinction entre les concepts est faite, il est important de souligner qu’il existe des hypothèses où les références à l’identité nationale ne correspondent pas au concept utilisé au niveau européen. Ainsi, pour M.-C. Ponthoreau, au sein des
États, existe une identité nationale qui se distingue de l’identité constitutionnelle en raison du fait que « la constitution ne peut à elle seule constituer l’identité collective puisque la nation trouve ses fondements dans des pré-conditions constitutionnelles (40) ».
Pour trouver quelques pistes, on peut reprendre le point de vue adopté par certains membres de la Cour de justice. Pour M. Poiares Maduro, « l’identité nationale visée comprend à l’évidence l’identité constitutionnelle de l’État membre (41) ». De cette affirmation, il ressort qu’il existe sûrement des éléments communs entre les deux concepts, mais qu’ils contiennent également certaines spécificités. Par ailleurs, si, comme l’affirme l’avocat général, l’identité constitutionnelle s’intègre dans l’identité nationale, cela peut signifier que les effets d’un concept sur l’autre répondent à un certain schéma. Les rapports entre les concepts doivent donc également être étudiés au regard de leurs influences
réciproques.
Par ailleurs, si l’on regarde la pratique de ces réserves constitutionnelles, dans la mesure où celles-ci sont érigées pour être opposées au principe de primauté, elles représentent une situation délicate pour les institutions européennes. Le risque d’une violation du principe de primauté de droit de l’Union par les États membres et la volonté de se protéger contre ce risque peut alors expliquer que la notion d’identité constitutionnelle ne soit pas ignorée au niveau de l’Union européenne. Ainsi, l’avocat général M. Poiares Maduro considère qu’il faut « sans doute […] reconnaître aux autorités nationales,
36 Cour constitutionnelle italienne, arrêt n° 183/73 du 27 décembre 1973, Frontini et
Pozzani, FI, 1974, I, p. 31.
37 J. Rideau, « La Cour constitutionnelle italienne et les rapports entre l’ordre juridique
italien et le droit de l’Union européenne. Autonomie ou intégration ? », Revue des affaires
européennes, 2007, p. 697 et s.
38 Cf., par exemple, la référence faite par A. Levade à l’identité constitutionnelle natio- nale des États membres (cf. A. Levade, « Quelle identité constitutionnelle nationale préser- ver face à l’Union européenne ? », in H. Gaudin (dir.), L’État membre de l’Union européenne,
Annuaire de Droit Européen, vol. II, 2004, Bruxelles, Bruylant, p. 173 et s.).
39 M.-C. Ponthoreau, « Constitution européenne et identités constitutionnelles natio- nales », op. cit.
40 M. Poiares Maduro, conclusions présentées le 8 octobre 2008 dans l’affaire C
.. et notamment aux juridictions constitutionnelles, la responsabilité de définir la nature des spécificités nationales pouvant justifier une […] différence de traitement.
Celles-ci sont, en effet, les mieux placées pour définir l’identité constitutionnelle des États membres que l’Union européenne s’est donnée pour mission de respecter (42 )». Il ajoute tout de même « que la Cour a pour devoir de vérifier que cette appréciation est conforme aux droits et aux objectifs fondamentaux dont elle assure le respect dans le cadre communautaire (43) ».
Ainsi, au-delà des seuls rapports pouvant se nouer entre le principe de primauté de l’ordre juridique de l’Union européenne et la protection des règles juridiques nationales jugées essentielles, il est nécessaire de faire l’étude des rapports entretenus par les concepts d’identité nationale et d’identité constitutionnelle. En effet, il nous semble que les rapports qui naissent entre ces deux concepts pourraient, au minimum, constituer une clé de compréhension des jurisprudences de l’Union et de ses États membres, voire donner une explication aux rapports qu’entretiennent les États membres et l’Union, et, par conséquent, un élément d’analyse de l’intégration européenne.
Dès lors, pour étudier les rapports qu’entretiennent ces deux concepts, il faut, dans un premier temps, déterminer quelles sont les réalités que chacun d’eux recouvre, puis, dans un second temps, envisager les résultats de leur rapprochement. Constatant que les deux concepts ne recouvrent pas la même réalité juridique, il devient primordial de poser une distinction claire des concepts d’« identité nationale » et d’« identité constitutionnelle » (I), avant d’envisager l’intérêt que représente le recours à ces concepts pour les différents juges (II)
I – POUR UNE DISTINCTION CLAIRE DES CONCEPTS D’« IDENTITÉ NATIONALE » ET D’« IDENTITÉ CONSTITUTIONNELLE »
Partant de ces considérations, certains doutes apparaissent quant à la réalité recouverte par chacun des concepts. L’identité nationale et l’identité constitutionnelle correspondent-ils à une seule et même idée, ou s’agit-il, au contraire, de deux concepts distincts ? Pour y répondre44, il est nécessaire de déterminer
quelle est la signification des concepts et le régime juridique qui leur est applicable. Dans cette perspective, il apparaît que, malgré l’existence d’éléments
42 M. Poiares Maduro, conclusions présentées le 20 septembre 2005 dans les affaires
C-53/04 et C-180/04, Cristiano Marrosu, Gianluca Sardino et Andrea Vassallo c. Azienda
Ospedaliera Ospedale San Martino di Genova e Cliniche Universitarie Convenzionate, pt 40.
43 Ibid.
44 On peut penser que les tenants de la théorie réaliste de l’interprétation considére- raient, sans difficulté, qu’il s’agit de deux normes distinctes, partant du postulat selon lequel il existe un interprète authentique différent pour l’identité nationale et pour l’iden- tité constitutionnelle. Sur la théorie réaliste de l’interprétation, voir notamment Michel Troper, Pour une Théorie juridique de l’État, Paris, Puf, coll. Léviathan, 1994, 358 p. ; La théo- rie du droit, le droit, l’État, Paris, Puf, coll. Léviathan, 2001, 334 p
communs entre l’identité nationale et l’identité constitutionnelle, les deux concepts n’ont ni la même signification (A), ni le même régime juridique (B).
A – DEUX CONCEPTS AUX SIGNIFICATIONS DISTINCTES
Malgré la présence d’éléments communs laissant apparaître un champ matériel, à tout le moins, partiellement similaire, le concept d’identité nationale ne peut avoir la même signification que le concept d’identité constitutionnelle. En effet, le concept européen ayant une vocation à être appliqué de manière largement uniforme à l’ensemble des États membres, il se heurte au concept interne qui s’analysera au regard de caractéristiques propres à chaque État. Ainsi, il y a bien, au-delà de leurs éléments matériels communs (1), des concepts construits avec des finalités divergentes (2).
1 – Deux concepts aux éléments matériels communs Au préalable, il faut souligner qu’aucune définition précise n’a jamais été posée, que ce soit par les textes constitutionnels ou par les actes de droit de l’Union européenne. La doctrine, partant du concept d’identité constitutionnelle ou de celui d’identité nationale, n’en a pas moins tenté de déterminer ce qu’il fallait entendre par chacun de ces concepts.
Comme point de départ à la réflexion, il est possible de reprendre les propos de l’avocat général de la Cour de justice pour lequel « l’identité nationale visée comprend à l’évidence l’identité constitutionnelle de l’État membre (45) ».
En conséquence, on peut considérer que, s’ils ne sont pas similaires, les concepts sont intégrés l’un dans l’autre. Dès lors, déterminer ce qui correspond à l’identité constitutionnelle devrait permettre d’établir les éléments qui sont communs avec l’identité nationale. Restera alors à examiner si ce dernier contient
des éléments autonomes.
Plusieurs auteurs ont vu dans l’identité constitutionnelle, un concept restrictif. Ainsi, selon J.-P. Derosier, « le “noyau constitutionnel identitaire” correspond à un ensemble de principes constitutionnels formant une catégorie spécifique de normes que l’on appelle les limites constitutionnelles à l’intégration européenne : il s’agit de normes constitutionnelles qui échappent à toute possibilité de suppression et qui ont un impact sur le processus d’intégration européenne, en interdisant la production d’une norme primaire de l’Union européenne ou en empêchant l’application d’une norme de droit dérivé, malgré les principes de primauté et d’effet direct. Elles ne peuvent pas, elles-mêmes, être écartées (par une révision constitutionnelle) car le droit positif ne prévoit aucune procédure permettant de les détruire (46) ». Cette assimilation de l’identité constitutionnelle à la supra-constitutionnalité se retrouve également dans la
45 M. Poiares Maduro, Conclusions présentées le 8 octobre 2008 dans l’affaire C
46 J.-P. Derosier, « Le Noyau constitutionnel identitaire, frein à l’intégration euro- péenne. Contribution à une étude normativiste et comparée des rapports entre le noyau
constitutionnel identitaire et le droit de l’Union européenne », VIIIe Congrès de l’AFDC, Nancy, 16, 17 et 18 juin 2011.
référence à « l’idée qu’au sein même des normes de rang constitutionnel, certaines seraient plus dignes d’intérêt et donc de protection que d’autres. Cette distinction fait apparaître en droit positif français une certaine forme de hiérarchie entre ce qui est “inhérent à l’identité constitutionnelle” et ce qui ne l’est pas : le premier ensemble apparaissant, non seulement symboliquement mais aussi désormais juridiquement, plus important que le second (47) ». Concrètement, en admettant cette particularité de l’identité constitutionnelle, les normes concernées se révéleraient être, en France, très peu nombreuses car la Constitution n’établit qu’une seule limite à sa révision dans son article 89 (48). Par ailleurs, cette idée selon laquelle l’identité constitutionnelle rassemblerait l’ensemble des normes intangibles est aussi critiquable. En effet, dans le cas de la France, le Conseil constitutionnel estime que les obligations que la France tient du droit de l’Union européenne « ne saurait aller à l’encontre d’une règle ou d’un principe inhérent à l’identité constitutionnelle de la France, sauf à ce que le constituant y ait consenti (49) ».
En revanche, en Allemagne, la question se pose en des termes très différents. En effet, la protection constitutionnelle est beaucoup plus large. En dehors de la garantie accordée aux droits fondamentaux (50), la Loi fondamentale interdit toute révision « qui toucherait à l’organisation de la Fédération en Länder, au principe du concours des Länder à la législation ou aux principes énoncés aux articles 1 à 20 (51) ». Cette clause d’éternité est donc très importante puisqu’elle assure une réelle intangibilité à ces éléments de l’identité constitutionnelle allemande, laquelle devra être sauvegardée par le Tribunal constitutionnel de Karlsruhe (52).
Partant du constat de la doctrine selon lequel « l’identité [d’un État] repose sur deux types d’éléments : d’une part, des éléments objectifs tels que la langue,
47 E. Dubout, « “Les Règles ou principes inhérents à l’identité constitutionnelle de la
France” : une supra-constitutionnalité ? », cette Revue, 2010/3, n° 83, p. 451 et s.
48 Article 89 de la Constitution française : « La forme républicaine du Gouvernement ne peut faire l’objet d’une révision. »
49 CC, 2006-540 DC du 27 juillet 2006, « Loi relative au droit d’auteur et aux droits voisins dans la société de l’information », cons. 19.
50 Cf. l’article 19 al. 2 de la Loi fondamentale allemande : « Il ne doit en aucun cas être porté atteinte à la substance d’un droit fondamental ».
51 Cf. l’article 79, al. 3 – Modifications de la Loi fondamentale.
52 On ajoutera aussi qu’à la différence du Conseil constitutionnel (cf. CC, 92-312 DC du 2 septembre 1992, « Traité sur l’Union européenne » (Maastricht II), cons. 5) : « Lorsque le Conseil constitutionnel, saisi en application de l’article 54 de la Constitution, a décidé que l’autorisation de ratifier en vertu d’une loi un engagement international est subordon- née à une révision constitutionnelle, la procédure de contrôle de contrariété à la Constitu- tion de cet engagement, instituée par l’article précité, ne peut être à nouveau mise en œuvre, sauf à méconnaître l’autorité qui s’attache à la décision du Conseil constitutionnel conformément à l’article 62, que dans deux hypothèses ; d’une part, s’il apparaît que la Constitution, une fois révisée, demeure contraire à une ou plusieurs stipulations du traité ; d’autre part, s’il est inséré dans la Constitution une disposition nouvelle qui a pour effet de créer une incompatibilité avec une ou des stipulations du traité », le juge allemand se déclare compétent, depuis sa décision Solange II (Cour constitutionnelle fédérale allemande, 22 octobre 1986, 2 BvR 197/83, E 73, 39 ; note et traduction V. Constantinesco Revue tri- mestrielle de droit européen, 1987, p. 537 et s.), pour contrôler les révisions adoptées pour consentir aux limitations des droits de souveraineté. Dans ce sens, voir K. M. Bauer, « Conditions et contrôles constitutionnels de la validité interne du droit de l’Union – Cour constitutionnelle fédérale allemande, arrêt du 30 juin 2009, Constitutionnalité du traité de Lisbonne », op. cit.
la religion, la culture, […] et, d’autre part, des éléments subjectifs et tout particulièrement le sentiment d’appartenance (53) », il apparaît possible d’étudier la jurisprudence afin de rechercher des références aux éléments juridiques qui peuvent entrer dans la catégorie des règles ou des principes inhérents à l’identité d’un État. À cet égard, trois éléments relèvent assurément de l’identité constitutionnelle. Il s’agit des droits fondamentaux (54), de l’organisation institutionnelle (55) et des langues officielles5 6.
Ces éléments, inscrits dans la majorité des Constitutions des États d’Europe et mis en exergue dans les jurisprudences nationales, se retrouvent au niveau de l’Union européenne, à la fois dans les traités et dans la jurisprudence de la Cour de justice, confirmant ainsi l’hypothèse suivant laquelle le concept européen d’identité nationale intègre le concept national d’identité constitutionnelle. L’étude des traités laisse apparaître que plusieurs dispositions obligent l’Union à tenir compte des règles nationales des États membres en ce qui concerne les droits fondamentaux (57), l’organisation institutionnelle58 ou la culture et les langues officielles (59). Parallèlement, des arrêts de la Cour de justice
53 M.-C. Ponthoreau « Constitution européenne et identités constitutionnelles natio- nales », op. cit.
54 Voir, notamment, Cour constitutionnelle fédérale allemande, ord., 4 octobre 2011, BVerfG, 1 BvL 3/08, Absatz-Nr. (1 – 75) ; Cour constitutionnelle italienne, arrêt n° 183/73 du 27 décembre 1973, Frontini et Pozzani, op. cit. Pour une analyse générale en France voir Services du Conseil constitutionnel, « Le Conseil constitutionnel et la protection des droits fondamentaux », 1994 (http ://www.conseil-constitutionnel.fr/conseil-constitutionnel/root/bank_mm/pdf/Conseil/droitfon.pdf).
55 Pour une étude des positions allemande, française et italienne sur cette question, voir B. Schöndorf-Haubold, « L’Émergence d’un droit commun de l’autonomie territoriale en Europe », Revue française d’administration publique, 2007/1, n° 121-122, p. 203 et s.
56 Voir S. Pierré-Caps, « Le Statut constitutionnel de la langue nationale et/ou officielle. Étude de droit comparé », in Anne-Marie Le Pourhiet (dir.), Langue(s) et Constitution(s), Aixen-Provence, Paris, PUAM, Économica, collection Droit public positif, série Travaux de l’Association française des constitutionnalistes, 2004, 261 p., p. 93 et s.
57 Cf. l’article 2 du TUE : « L’Union est fondée sur les valeurs de respect de la dignité humaine, de liberté, de démocratie, d’égalité, de l’État de droit, ainsi que de respect des droits de l’homme, y compris des droits des personnes appartenant à des minorités. Ces valeurs sont communes aux États membres dans une société caractérisée par le pluralisme, la non-discrimination, la tolérance, la justice, la solidarité et l’égalité entre les femmes et les hommes » et l’article 6 al. 3 du TUE : « Les droits fondamentaux, tels qu’ils sont garantis par la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fonda- mentales et tels qu’ils résultent des traditions constitutionnelles communes aux États membres, font partie du droit de l’Union en tant que principes généraux. »
58 Cf. l’article 4 al. 2 du TUE : « L’Union respecte l’égalité des États membres devant les traités ainsi que leur identité nationale, inhérente à leurs structures fondamentales poli- tiques et constitutionnelles, y compris en ce qui concerne l’autonomie locale et régionale. »
59 Cf. l’article 3, § 3, al. 4 du TUE : « Elle respecte la richesse de sa diversité culturelle et linguistique, et veille à la sauvegarde et au développement du patrimoine culturel européen » et plus particulièrement, pour la culture, l’article 167 du TFUE : « 1. L’Union contribue à l’épanouissement des cultures des États membres dans le respect de leur diversité nationale et régionale, tout en mettant en évidence l’héritage culturel commun », et pour les langues officielles, l’article 55 du TUE : « 1. Le présent traité rédigé en un exemplaire unique, en langues allemande, anglaise, bulgare, danoise, espagnole, estonienne, française, finnoise, grecque, hongroise, irlandaise, italienne, lettonne, lituanienne, maltaise, néerlandaise, polonaise, portugaise, roumaine, slovaque, slovène, suédoise et tchèque, les textes établis dans chacune de ces langues faisant également foi, sera déposé dans les archives du gouvernement de la République italienne qui remettra une copie certifiée conforme à ont également pris en considération des règles nationales relatives aux langues officielles60, à l’organisation institutionnelle (61) ou aux droits fondamentaux (62). Ceci démontre qu’il s’agit de droits différents dans la mesure où ces derniers sont établis au niveau de l’Union européenne et n’apparaissent pas tels que les cours constitutionnelles nationales les ont définis.
À l’heure actuelle, un autre élément pourrait appartenir au champ du concept d’identité nationale sans pour autant appartenir à celui de l’identité constitutionnelle. Il s’agit des fonctions essentielles de l’État. La seconde phrase de l’article 4, § 2, du TUE affirme que l’Union « respecte les fonctions essentielles de l’État, notamment celles qui ont pour objet d’assurer son intégrité territoriale, de maintenir l’ordre public et de sauvegarder la sécurité nationale.
En particulier, la sécurité nationale reste de la seule responsabilité de chaque État membre ». Pour A. Levade, « le respect [de ces fonctions] en tant qu’élément de leur identité nationale apparaît relativement classique (63) ». La jurisprudence de la Cour de justice, sans se prononcer au regard de l’identité nationale, a, en effet, déjà pu reconnaître que la protection de l’environnement (64), la solichacun des gouvernements des autres États signataires. 2. Le présent traité peut aussi être traduit dans toute autre langue déterminée par les États membres parmi celles qui, en vertu de l’ordre constitutionnel de ces États membres, jouissent du statut de langue officielle sur tout ou partie de leur territoire. L’État membre concerné fournit une copie certifiée de ces traductions, qui sera versée aux archives du Conseil. »
(60) Voir, par exemple, CJUE, 12 mai 2011, Malgožata Runevi-Vardyn et Łukasz Paweł
Wardyn c. Vilniaus miesto savivaldyb
Cf. l’article 79, al. 3 – Modifications de la Loi fondamentale.
À cette occasion, son approche se révèle être plus large puisqu’il n’identifie pas une caractéristique pouvant entrer dans le champ de l’identité nationale mais affirme « qu’un État membre peut, dans certains cas et sous le contrôle bien évidemment de la Cour, revendiquer la préservation de son identité nationale pour justifier une dérogation à l’application des libertés fonda mentales de circulation (20) ». En second lieu, le concept a été employé par J. Kokott21 dans une affaire relative à des mesures fiscales adoptées par des communautés autonomes espagnoles s’apparentant à des aides d’États. Se retrouve ici, comme dans l’affaire Allemagne c. Commission, l’idée selon laquelle le droit de l’Union doit tenir compte de l’autonomie conférée par la Constitution à cer
65 Cf. CJCE, 4 mars 2004, République fédérale d’Allemagne c. Commission des Communautés
européennes (aff. C-344/01), Rec., p. I-2081, pt. 77 : « Le gouvernement allemand reproche à
la Commission d’avoir violé l’article 10 CE. En vertu de cet article, la Commission serait tenue d’agir avec loyauté à l’endroit des États membres et de respecter leurs intérêts légitimes. Ce devoir de loyauté comprendrait l’obligation d’avoir égard aux structures constitutionnelles, notamment fédérales, des États membres. Cette interprétation de l’article 10 CE serait renforcée par l’article 6, paragraphe 3, UE, qui prévoit l’obligation pour l’Union européenne de respecter l’identité nationale de ses États membres. Dès lors, le respect de la division de la République fédérale d’Allemagne en Länder autonomes imposerait de ne prononcer des corrections financières à l’égard des différents Länder que lorsque le FEOGA a lui-même constaté dans ces derniers une violation du droit communautaire portant préjudice au budget de la Communauté. »
Dans un certain sens, du point de vue constitutionnel, de telles jurisprudences participent à la démarche, déjà ancienne, de la reconnaissance de réserves constitutionnelles. Cette pratique est apparue dans les années 1970 avec le juge allemand (36) qui, s’inquiétant du niveau de protection européenne des droits fondamentaux, avait déjà affirmé qu’il se réservait la compétence pour écarter l’application du droit communautaire qui irait à l’encontre des droits fondamen30. CC, 2006-540 DC du 27 juillet 2006, « Loi relative au droit d’auteur et aux droits voisins dans la société de l’information ».
On soulignera que la formule employée par le Conseil constitutionnel en 2006 vient en remplacer une autre développée en 2004 cf. CC, 2004-496 DC du 10 juin 2004, « Loi pour la confiance dans l’économie numérique » : « la transposition en droit interne d’une directive communautaire résulte d’une exigence constitutionnelle à laquelle il ne pourrait être fait obstacle qu’en raison d’une disposition expresse contraire de la Constitution. »
À ce stade, l’étude du droit de l’Union et des droits constitutionnels des États membres révèle l’existence de deux concepts portant sur la question de l’identité des États. Reste alors à savoir s’il s’agit, ou non, de concepts distincts. Si les jurisprudences, encore trop récentes, n’offrent pas d’éléments de réponse, la doctrine n’apporte pas plus de certitudes. À cet égard, deux remarques doivent être faites. Tout d’abord, pour une partie de la doctrine, les concepts d’« identité nationale » et d’« identité constitutionnelle » ne correspondent pas à des concepts autonomes l’un de l’autre (39), mais on peut tout aussi bien considérer que les deux concepts se distinguent clairement. Ensuite, lorsque la distinction entre les concepts est faite, il est important de souligner qu’il existe des hypothèses où les références à l’identité nationale ne correspondent pas au concept utilisé au niveau européen. Ainsi, pour M.-C. Ponthoreau, au sein des États, existe une identité nationale qui se distingue de l’identité constitutionnelle en raison du fait que « la constitution ne peut à elle seule constituer l’identité collective puisque la nation trouve ses fondements dans des pré-conditions constitutionnelles (40) ».
Pour trouver quelques pistes, on peut reprendre le point de vue adopté par certains membres de la Cour de justice. Pour M. Poiares Maduro, « l’identité nationale visée comprend à l’évidence l’identité constitutionnelle de l’État membre (41) ». De cette affirmation, il ressort qu’il existe sûrement des éléments communs entre les deux concepts, mais qu’ils contiennent également certaines spécificités. Par ailleurs, si, comme l’affirme l’avocat général, l’identité constitutionnelle s’intègre dans l’identité nationale, cela peut signifier que les effets d’un concept sur l’autre répondent à un certain schéma. Les rapports entre les concepts doivent donc également être étudiés au regard de leurs influences réciproques.
Par ailleurs, si l’on regarde la pratique de ces réserves constitutionnelles, dans la mesure où celles-ci sont érigées pour être opposées au principe de primauté, elles représentent une situation délicate pour les institutions européennes. Le risque d’une violation du principe de primauté de droit de l’Union par les États membres et la volonté de se protéger contre ce risque peut alors expliquer que la notion d’identité constitutionnelle ne soit pas ignorée au niveau de l’Union européenne. Ainsi, l’avocat général M. Poiares Maduro consi37. Cour constitutionnelle italienne, arrêt n° 183/73 du 27 décembre 1973, Frontini et Pozzani, FI, 1974, I, p. 31.
dère qu’il faut « sans doute […] reconnaître aux autorités nationales, et notamment aux juridictions constitutionnelles, la responsabilité de définir la nature des spécificités nationales pouvant justifier une […] différence de traitement.
Celles-ci sont, en effet, les mieux placées pour définir l’identité constitutionnelle des États membres que l’Union européenne s’est donnée pour mission de respecter42 ». Il ajoute tout de même « que la Cour a pour devoir de vérifier que cette appréciation est conforme aux droits et aux objectifs fondamentaux dont elle assure le respect dans le cadre communautaire43 ».
Ainsi, au-delà des seuls rapports pouvant se nouer entre le principe de primauté de l’ordre juridique de l’Union européenne et la protection des règles juridiques nationales jugées essentielles, il est nécessaire de faire l’étude des rapports entretenus par les concepts d’identité nationale et d’identité constitutionnelle. En effet, il nous semble que les rapports qui naissent entre ces deux concepts pourraient, au minimum, constituer une clé de compréhension des jurisprudences de l’Union et de ses États membres, voire donner une explication aux rapports qu’entretiennent les États membres et l’Union, et, par conséquent, un élément d’analyse de l’intégration européenne.
Dès lors, pour étudier les rapports qu’entretiennent ces deux concepts, il faut, dans un premier temps, déterminer quelles sont les réalités que chacun d’eux recouvre, puis, dans un second temps, envisager les résultats de leur rapprochement. Constatant que les deux concepts ne recouvrent pas la même réalité juridique, il devient primordial de poser une distinction claire des concepts d’« identité nationale » et d’« identité constitutionnelle » (I), avant d’envisager l’intérêt que représente le recours à ces concepts pour les différents juges (II).
I – POUR UNE DISTINCTION CLAIRE DES CONCEPTS D’« IDENTITÉ NATIONALE » ET D’« IDENTITÉ CONSTITUTIONNELLE »
Partant de ces considérations, certains doutes apparaissent quant à la réalité recouverte par chacun des concepts. L’identité nationale et l’identité constitutionnelle correspondent-ils à une seule et même idée, ou s’agit-il, au contraire, de deux concepts distincts ? Pour y répondre44, il est nécessaire de déterminer quelle est la signification des concepts et le régime juridique qui leur est applicable. Dans cette perspective, il apparaît que, malgré l’existence d’éléments
42. M. Poiares Maduro, conclusions présentées le 20 septembre 2005 dans les affaires C-53/04 et C-180/04, Cristiano Marrosu, Gianluca Sardino et Andrea Vassallo c. Azienda Ospedaliera Ospedale San Martino di Genova e Cliniche Universitarie Convenzionate, pt 40.
43. Ibid.
44. On peut penser que les tenants de la théorie réaliste de l’interprétation considére- raient, sans difficulté, qu’il s’agit de deux normes distinctes, partant du postulat selon lequel il existe un interprète authentique différent pour l’identité nationale et pour l’iden- tité constitutionnelle. Sur la théorie réaliste de l’interprétation, voir notamment Michel Troper, Pour une Théorie juridique de l’État, Paris, Puf, coll. Léviathan, 1994, 358 p. ; La théo- rie du droit, le droit, l’État, Paris, Puf, coll. Léviathan, 2001, 334 p
référence à « l’idée qu’au sein même des normes de rang constitutionnel, certaines seraient plus dignes d’intérêt et donc de protection que d’autres. Cette distinction fait apparaître en droit positif français une certaine forme de hiérarchie entre ce qui est “inhérent à l’identité constitutionnelle” et ce qui ne l’est pas : le premier ensemble apparaissant, non seulement symboliquement mais aussi désormais juridiquement, plus important que le second (47) ».
Concrètement, en admettant cette particularité de l’identité constitutionnelle, les normes concernées se révéleraient être, en France, très peu nombreuses car la Constitution n’établit qu’une seule limite à sa révision dans son article 89 (48). Par ailleurs, cette idée selon laquelle l’identité constitutionnelle rassemblerait l’ensemble des normes intangibles est aussi critiquable. En effet, dans le cas de la France, le Conseil constitutionnel estime que les obligations que la France tient du droit de l’Union européenne « ne saurait aller à l’encontre d’une règle ou d’un principe inhérent à l’identité constitutionnelle de la France, sauf à ce que le constituant y ait consenti (49) ».
En revanche, en Allemagne, la question se pose en des termes très différents. En effet, la protection constitutionnelle est beaucoup plus large. En dehors de la garantie accordée aux droits fondamentaux 50), la Loi fondamentale interdit toute révision « qui toucherait à l’organisation de la Fédération en Länder, au principe du concours des Länder à la législation ou aux principes énoncés aux articles 1 à 20 (51) ». Cette clause d’éternité est donc très importante puisqu’elle assure une réelle intangibilité à ces éléments de l’identité constitutionnelle allemande, laquelle devra être sauvegardée par le Tribunal constitutionnel de Karlsruhe (52).
Partant du constat de la doctrine selon lequel « l’identité [d’un État] repose sur deux types d’éléments : d’une part, des éléments objectifs tels que la langue,
47. E. Dubout, « “Les Règles ou principes inhérents à l’identité constitutionnelle de la France” : une supra-constitutionnalité ? », cette Revue, 2010/3, n° 83, p. 451 et s.
48. Article 89 de la Constitution française : « La forme républicaine du Gouvernement ne peut faire l’objet d’une révision. »
49. CC, 2006-540 DC du 27 juillet 2006, « Loi relative au droit d’auteur et aux droits voisins dans la société de l’information », cons. 19.
50. Cf. l’article 19 al. 2 de la Loi fondamentale allemande : « Il ne doit en aucun cas être porté atteinte à la substance d’un droit fondamental ».
51. Cf. l’article 79, al. 3 – Modifications de la Loi fondamentale.
52. On ajoutera aussi qu’à la différence du Conseil constitutionnel (cf. CC, 92-312 DC du 2 septembre 1992, « Traité sur l’Union européenne » (Maastricht II), cons. 5) : « Lorsque le Conseil constitutionnel, saisi en application de l’article 54 de la Constitution, a décidé que l’autorisation de ratifier en vertu d’une loi un engagement international est subordonné à une révision constitutionnelle, la procédure de contrôle de contrariété à la Constitution de cet engagement, instituée par l’article précité, ne peut être à nouveau mise en œuvre, sauf à méconnaître l’autorité qui s’attache à la décision du Conseil constitutionnel conformément à l’article 62, que dans deux hypothèses ; d’une part, s’il apparaît que la Constitution, une fois révisée, demeure contraire à une ou plusieurs stipulations du traité ; d’autre part, s’il est inséré dans la Constitution une disposition nouvelle qui a pour effet de créer une incompatibilité avec une ou des stipulations du traité », le juge allemand se déclare compétent, depuis sa décision Solange II (Cour constitutionnelle fédérale allemande, 22 octobre 1986, 2 BvR 197/83, E 73, 39 ; note et traduction V. Constantinesco Revue tri- mestrielle de droit européen, 1987, p. 537 et s.), pour contrôler les révisions adoptées pour consentir aux limitations des droits de souveraineté. Dans ce sens, voir K. M. Bauer, « Conditions et contrôles constitutionnels de la validité interne du droit de l’Union – Cour constitutionnelle fédérale allemande, arrêt du 30 juin 2009, Constitutionnalité du traité de Lisbonne », op. cit.
la religion, la culture, […] et, d’autre part, des éléments subjectifs et tout particulièrement le sentiment d’appartenance (53) », il apparaît possible d’étudier la jurisprudence afin de rechercher des références aux éléments juridiques qui peuvent entrer dans la catégorie des règles ou des principes inhérents à l’identité d’un État. À cet égard, trois éléments relèvent assurément de l’identité constitutionnelle. Il s’agit des droits fondamentaux (54), de l’organisation institutionnelle (55) et des langues officielles (56).
Ces éléments, inscrits dans la majorité des Constitutions des États d’Europe et mis en exergue dans les jurisprudences nationales, se retrouvent au niveau de l’Union européenne, à la fois dans les traités et dans la jurisprudence de la Cour de justice, confirmant ainsi l’hypothèse suivant laquelle le concept européen d’identité nationale intègre le concept national d’identité constitutionnelle. L’étude des traités laisse apparaître que plusieurs dispositions obligent l’Union à tenir compte des règles nationales des États membres en ce qui concerne les droits fondamentaux (57), l’organisation institutionnelle58 ou la culture et les langues officielles (59). Parallèlement, des arrêts de la Cour de justice
53. M.-C. Ponthoreau « Constitution européenne et identités constitutionnelles nationales », op. cit.
54. Voir, notamment, Cour constitutionnelle fédérale allemande, ord., 4 octobre 2011, BVerfG, 1 BvL 3/08, Absatz-Nr. (1 – 75) ; Cour constitutionnelle italienne, arrêt n° 183/73 du 27 décembre 1973, Frontini et Pozzani, op. cit. Pour une analyse générale en France voir Services du Conseil constitutionnel, « Le Conseil constitutionnel et la protection des droits fondamentaux », 1994 (http ://www.conseil-constitutionnel.fr/conseil-constitutionnel/root/bank_mm/pdf/Conseil/droitfon.pdf).
55. Pour une étude des positions allemande, française et italienne sur cette question, voir B. Schöndorf-Haubold, « L’Émergence d’un droit commun de l’autonomie territoriale en Europe », Revue française d’administration publique, 2007/1, n° 121-122, p. 203 et s.
56. Voir S. Pierré-Caps, « Le Statut constitutionnel de la langue nationale et/ou officielle. Étude de droit comparé », in Anne-Marie Le Pourhiet (dir.), Langue(s) et Constitution(s), Aixen-Provence, Paris, PUAM, Économica, collection Droit public positif, série Travaux de l’Association française des constitutionnalistes, 2004, 261 p., p. 93 et s.
57. Cf. l’article 2 du TUE : « L’Union est fondée sur les valeurs de respect de la dignité humaine, de liberté, de démocratie, d’égalité, de l’État de droit, ainsi que de respect des droits de l’homme, y compris des droits des personnes appartenant à des minorités. Ces valeurs sont communes aux États membres dans une société caractérisée par le pluralisme, la non-discrimination, la tolérance, la justice, la solidarité et l’égalité entre les femmes et les hommes » et l’article 6 al. 3 du TUE : « Les droits fondamentaux, tels qu’ils sont garantis par la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fonda- mentales et tels qu’ils résultent des traditions constitutionnelles communes aux États membres, font partie du droit de l’Union en tant que principes généraux. »
58. Cf. l’article 4 al. 2 du TUE : « L’Union respecte l’égalité des États membres devant les traités ainsi que leur identité nationale, inhérente à leurs structures fondamentales poli- tiques et constitutionnelles, y compris en ce qui concerne l’autonomie locale et régionale. »
59. Cf. l’article 3, § 3, al. 4 du TUE : « Elle respecte la richesse de sa diversité culturelle et linguistique, et veille à la sauvegarde et au développement du patrimoine culturel européen » et plus particulièrement, pour la culture, l’article 167 du TFUE : « 1. L’Union contribue à l’épanouissement des cultures des États membres dans le respect de leur diversité nationale et régionale, tout en mettant en évidence l’héritage culturel commun », et pour les langues officielles, l’article (55) du TUE : « 1. Le présent traité rédigé en un exemplaire unique, en langues allemande, anglaise, bulgare, danoise, espagnole, estonienne, française, finnoise, grecque, hongroise, irlandaise, italienne, lettonne, lituanienne, maltaise, néerlandaise, polonaise, portugaise, roumaine, slovaque, slovène, suédoise et tchèque, les textes établis dans chacune de ces langues faisant également foi, sera déposé dans les archives du gouvernement de la République italienne qui remettra une copie certifiée conforme à ont également pris en considération des règles nationales relatives aux langues officielles (60), à l’organisation institutionnelle (61) ou aux droits fondamentaux (62).
ont également pris en considération des règles nationales relatives aux langues officielles 60, à l’organisation institutionnelle61 ou aux droits fondamentaux 62. Ceci démontre qu’il s’agit de droits différents dans la mesure où ces derniers sont établis au niveau de l’Union européenne et n’apparaissent pas tels que les cours constitutionnelles nationales les ont définis
À l’heure actuelle, un autre élément pourrait appartenir au champ du concept d’identité nationale sans pour autant appartenir à celui de l’identité constitutionnelle. Il s’agit des fonctions essentielles de l’État. La seconde phrase de l’article 4, § 2, du TUE affirme que l’Union « respecte les fonctions essentielles de l’État, notamment celles qui ont pour objet d’assurer son intégrité territoriale, de maintenir l’ordre public et de sauvegarder la sécurité nationale.
En particulier, la sécurité nationale reste de la seule responsabilité de chaque État membre ». Pour A. Levade, « le respect [de ces fonctions] en tant qu’élément de leur identité nationale apparaît relativement classique (63) ». La jurisprudence de la Cour de justice, sans se prononcer au regard de l’identité nationale, a, en effet, déjà pu reconnaître que la protection de l’environnement (64), la solichacun des gouvernements des autres États signataires. 2. Le présent traité peut aussi être traduit dans toute autre langue déterminée par les États membres parmi celles qui, en vertu de l’ordre constitutionnel de ces États membres, jouissent du statut de langue officielle sur tout ou partie de leur territoire. L’État membre concerné fournit une copie certifiée de ces traductions, qui sera versée aux archives du Conseil. »
60. Voir, par exemple, CJUE, 12 mai 2011, Malgožata Runevi-Vardyn et Łukasz Paweł Wardyn c. Vilniaus miesto savivaldyb (aff. C-391/09), pt 86 : « En effet, aux termes de l’article 3, paragraphe 3, quatrième alinéa, TUE ainsi que de l’article 22 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, l’Union respecte la richesse de sadiversité culturelle et linguistique. Conformément à l’article 4, paragraphe 2, TUE, l’Union respecte également l’identité nationale de ses États membres, dont fait aussi partie la pro- tection de la langue officielle nationale de l’État. »
61. Voir, par exemple, CJCE, 12 septembre 2006, Royaume d’Espagne c. Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord (aff. C-145/04), Rec., p. I-7917, pt 63 : « Pour des rai- sons liées à sa tradition constitutionnelle, le Royaume-Uni a fait le choix, tant pour les élec- tions nationales au Royaume-Uni que pour les élections à la Chambre législative de Gibraltar, d’octroyer le droit de vote et d’éligibilité aux QCC remplissant des conditions exprimant un lien spécifique avec le territoire au titre duquel les élections sont organisées. »
62 Voir, par exemple, CJUE, 22 décembre 2010, Ilonka Sayn-Wittgenstein, op. cit., pt 83 et s. : « dans le contexte de l’histoire constitutionnelle autrichienne, la loi d’abolition de la noblesse en tant qu’élément de l’identité nationale, peut être prise en compte lors de la mise en balance d’intérêts légitimes avec le droit de libre circulation des personnes reconnu par le droit de l’Union. […] Dans le cadre de l’affaire au principal, le gouvernement autrichien a indiqué que la loi d’abolition de la noblesse constitue la mise en œuvre du principe plus général de l’égalité en droit de tous les citoyens autrichiens [que] l’ordre juridique de l’Union tend indéniablement à assurer […] en tant que principe général du droit. »
63 A. Levade, « Quelle identité constitutionnelle nationale préserver face à l’Union euro- péenne ? », op. cit.
64. CJCE, 18 mars 1997, Diego Calì & Figli Srl c. Servizi ecologici porto di Genova SpA (SEPG) (aff. C-343/95), Rec., p. I-1547, pt 22 et s. : « la surveillance antipollution que SEPG a été chargée d’assurer dans le port pétrolier de Gênes constitue une mission d’intérêt géné- ral qui relève des fonctions essentielles de l’État en matière de protection de l’environne- ment du domaine maritime. [Or,] une telle activité de surveillance, par sa nature, son objet et les règles auxquelles elle est soumise, se rattache ainsi à l’exercice de prérogatives relatives à la protection de l’environnement qui sont typiquement des prérogatives de puissance publique. Elle ne présente pas un caractère économique justifiant l’application des règles de concurrence du traité. »
darité sociale (65) ou la sécurité aérienne (66) relevaient des fonctions essentielles des États membres. Ces hypothèses correspondent à la détermination, par le juge, d’activités ayant un but d’intérêt général, de nature non économique et ne relevant pas du marché, que l’État assume en tant qu’autorité. En somme, la référence dans l’article aux fonctions essentielles vise des activités de nature régalienne, appartenant à la compétence de tout État. Dès lors, si la rédaction peut déjà faire douter de l’appartenance de ces éléments à l’identité nationale, de tels éléments ne permettent assurément pas d’identifier une quelconque caractéristique identitaire d’un État.
Quoi qu’il en soit, la différenciation des deux concepts se fait à travers les éléments pris en compte et la garantie qui leur est offerte. Il semble en effet que le concept d’identité constitutionnelle se révèle plus restrictif ne prenant en compte que des éléments qui bénéficient de la consécration par la Constitution
des États membres. En revanche, le concept d’identité nationale apparaît beaucoup plus large, ne restreignant pas la recherche des éléments le composant dans les seuls textes constitutionnels. Les champs matériels de l’identité constitutionnelle et de l’identité nationale sont donc quelque peu différents, même s’ils sont pour partie similaires. La différenciation des concepts devient encore
plus évidente au regard de leur finalité respective
2 – Deux concepts aux finalités divergentes
Les différences entre le concept européen d’identité nationale et le concept national d’identité constitutionnelle apparaissent plus flagrantes au niveau des buts fixés à chacun d’eux. A priori, les deux concepts ont le même objectif : offrir une protection aux États. Néanmoins, les deux concepts s’opposent sur leur finalité respective. En effet, le concept européen vise à s’appliquer pour (65).
65 CJCE, 17 février 1993, Christian Poucet c. Assurances générales de France (AGF) et Caisse
mutuelle régionale du Languedoc-Roussillon (Camulrac), et Daniel Pistre c. Caisse autonome natio- nale de compensation de l’assurance vieillesse des artisans (Cancava), (aff. C-159/91 et C-160/91),
Rec., p. I-637, pt 14 et s. : « la gestion des régimes visés dans les espèces au principal a été
conférée par la loi à des caisses de sécurité sociale dont l’activité est soumise au contrôle de
l’État, assuré notamment par le ministre chargé de la sécurité sociale, le ministre chargé du
budget et des organismes publics tels que l’Inspection générale des finances et l’Inspection
générale de la sécurité sociale. […] les caisses de maladie ou les organismes qui concourent
à la gestion du service public de la sécurité sociale remplissent une fonction de caractère
exclusivement social. Cette activité est, en effet, fondée sur le principe de la solidarité nationale et dépourvue de tout but lucratif. Les prestations versées sont des prestations légales et
indépendantes du montant des cotisations. [D’où,] il s’ensuit que cette activité n’est pas une
activité économique. »
66 CJCE, 19 janvier 1994, SAT Fluggesellschaft mbH et Organisation européenne pour la sécu- rité de la navigation aérienne (Eurocontrol) (C-364/92), Rec., p. I-43, pt 21 et s. : « D’après la
convention qui l’institue, Eurocontrol est une organisation internationale à vocation régio- nale qui a pour objet de renforcer la coopération des États contractants dans le domaine de la navigation aérienne et de développer les activités communes en ce domaine, en tenant dûment compte des nécessités de la défense, tout en assurant à tous les usagers de l’espace aérien le maximum de liberté avec le niveau de sécurité requis. […] l’activité opérationnelle de contrôle de la navigation aérienne est […] limitée puisque ce n’est qu’à la demande des États contractants qu’une telle activité peut être assurée par Eurocontrol [qui] assure ainsi, pour le compte des États contractants, des missions d’intérêt général dont l’objet est de contribuer au maintien et à l’amélioration de la sécurité de la navigation aérienne. »
l’ensemble des États membres, à la manière d’une matrice européenne propre à pouvoir réceptionner des revendications étatiques, tandis que le concept national tend à prendre en compte les caractéristiques essentielles, les éléments idiosyncrasiques, de chaque État.
Au niveau du droit de l’Union européenne, l’inscription du concept d’identité nationale répond, selon Jean-Denis Mouton, à « une double fonction défensive (67) ». Pour l’auteur, le traité impose à l’Union de respecter cette identité des États dans l’exercice de ses compétences et dans le contrôle des États membres.
L’étude des jurisprudences constitutionnelles laisse également apparaître cette idée à l’égard du concept d’identité constitutionnelle. Cela apparaît particulièrement prégnant en Allemagne en raison de l’existence de la clause d’éternité de l’article (79) de la Loi fondamentale allemande. La Cour fédérale, interprétant l’article 24 § 1, selon lequel « la Fédération peut transférer, par voie législative, des droits de souveraineté à des institutions internationales », a jugé que cette compétence « n’est cependant pas sans avoir des limites constitutionnelles.
Cette disposition n’autorise pas en effet à aliéner, par le biais de l’attribution de droits souverains à des institutions interétatiques, l’identité de l’ordre constitutionnel de la République fédérale d’Allemagne par une irruption dans ses éléments fondamentaux, dans les structures qui le constituent (68) ».
Identité nationale et identité constitutionnelle ont donc bien le même but, mais c’est dans leurs finalités que les deux concepts divergent. Le concept européen vise à permettre au juge de l’Union de reconnaître les prétentions de tous les États membres qui viseraient à limiter certains effets du droit de l’Union européenne. Le concept national sert à protéger les éléments idiosyncrasiques de chaque État parce qu’il s’agit, pour lui, de ce qui est le plus essentiel et qui le singularise en tant qu’État. En conséquence, le concept d’identité nationale s’avère commun à l’ensemble des États membres et peut être appliqué de manière uniforme, alors que le concept d’identité constitutionnelle a un contenu variable, propre à individualiser chaque État.
Pour bien comprendre la différence existant entre les deux concepts, il est important de mettre en exergue les motifs qui sous-tendent le recours à chacun d’eux.
Au niveau des États, la consécration par les juges constitutionnels de l’identité constitutionnelle « consiste précisément à isoler au sein du système constitutionnel ce qui est indispensable à sa pérennité, notamment afin de résister aux assauts des droits venus d’ailleurs69 ». Pour M.-C. Ponthoreau, « l’émergence de “l’identité constitutionnelle de la France” dans la jurisprudence qui a suivi la décision sur le traité établissant une constitution pour l’Europe dit quelque chose de plus : à la logique intégratrice des traditions constitutionnelles communes, répond une autre logique, cette fois-ci différentielle, qui ren
67 J.-D. Mouton, « Vers la reconnaissance de droits fondamentaux aux États dans le sys- tème communautaire ? », in Études en l’honneur de Jean-Claude Gautron – Les dynamiques du
droit européen en début de siècle, Paris, Pédone, 2004, p. 466 et s.
68 Cour constitutionnelle fédérale allemande, 22 octobre 1986, 2 BvR 197/83, E 73, 39,
op. cit.
69 E. Dubout, « “Les règles ou principes inhérents à l’identité constitutionnelle de la
France” : une supra-constitutionnalité ? », op. cit.
Identité nationale et identité constitutionnelle ont donc bien le même but, mais c’est dans leurs finalités que les deux concepts divergent.
Le concept européen vise à permettre au juge de l’Union de reconnaître les prétentions de tous les États membres qui viseraient à limiter certains effets du droit de l’Union européenne. Le concept national sert à protéger les éléments idiosyncrasiques de chaque État parce qu’il s’agit, pour lui, de ce qui est le plus essentiel et qui le singularise en tant qu’État.
En conséquence, le concept d’identité nationale s’avère commun à l’ensemble des États membres et peut être appliqué de manière uniforme, alors que le concept d’identité constitutionnelle a un contenu variable, propre à individualiser chaque État. Pour bien comprendre la différence existant entre les deux concepts, il est important de mettre en exergue les motifs qui sous-tendent le recours à chacun d’eux.
Au niveau des États, la consécration par les juges constitutionnels de l’identité constitutionnelle « consiste précisément à isoler au sein du système constitutionnel ce qui est indispensable à sa pérennité, notamment afin de résister aux assauts des droits venus d’ailleurs (69) ». Pour M.-C. Ponthoreau, « l’émergence de “l’identité constitutionnelle de la France” dans la jurisprudence qui a suivi la décision sur le traité établissant une constitution pour l’Europe dit quelque chose de plus : à la logique intégratrice des traditions constitutionnelles communes, répond une autre logique, cette fois-ci différentielle, qui renvoie (67).
67 J.-D. Mouton, « Vers la reconnaissance de droits fondamentaux aux États dans le système communautaire ? », in Études en l’honneur de Jean-Claude Gautron – Les dynamiques du droit européen en début de siècle, Paris, Pédone, 2004, p. 466 et s.
68. Cour constitutionnelle fédérale allemande, 22 octobre 1986, 2 BvR 197/83, E 73, 39, op. cit.
69. E. Dubout, « “Les règles ou principes inhérents à l’identité constitutionnelle de la France” : une supra-constitutionnalité ? », op. c
aux principes fondamentaux propres à chaque ordre constitutionnel (70) ». Les juges constitutionnels cherchent donc à garder la maîtrise des éléments juridiques qui font l’essence de l’État et à s’assurer qu’ils ne seront pas remis en cause par le droit de l’Union. Si besoin est, l’invocation de leur identité constitutionnelle, face à des normes qui mettraient à mal les spécificités nationales, devrait permettre au juge d’en assurer la protection.
Un tel point de vue ne peut être partagé au niveau de l’Union européenne, avec le concept d’identité nationale. La Cour de justice, selon des jurisprudences constantes, considère que la situation juridique particulière d’un État membre ne peut justifier ni une sanction des règles de droit dérivé ni une violation du droit de l’Union européenne. Pour le juge, « la validité [des actes de droit dérivé] ne saurait être appréciée qu’en fonction du droit communautaire (71) » car « le droit né du traité, issu d’une source autonome, ne pourrait, en raison de sa nature, se voir judiciairement opposer des règles de droit national quelles qu’elles soient, sans perdre son caractère communautaire et sans que soit mise en cause la base juridique de la Communauté elle-même (72) ».
De même, pour les violations du droit de l’Union, les États ne peuvent justifier un quelconque manquement sur des normes juridiques nationales. Le juge de l’Union européenne a estimé que « l’attribution, opérée par les États membres, à la communauté des droits et pouvoirs correspondant aux dispositions du traité, entraîne, en effet, une limitation définitive de leurs droits souverains, contre laquelle ne saurait prévaloir l’invocation de dispositions de droit interne de quelque nature qu’elles soient (73) ». La justification de ces solutions repose sur l’idée que « le recours à des règles ou notions juridiques du droit national […] aurait pour effet de porter atteinte à l’unité et à l’efficacité du droit communautaire (74) ».
Le concept national d’identité constitutionnelle repose donc sur une protection de normes juridiques idiosyncrasiques, ce qui n’est pas le cas pour le concept européen d’identité nationale qui cherche à respecter les éléments propres aux États tout en s’assurant de l’application uniforme du droit de l’Union. Par exemple, lorsque la Cour de justice affirme que « l’Union respecte l’identité nationale de ses États membres, dont fait aussi partie la forme républicaine de l’État (75) », elle prend en considération la structure politique et constitutionnelle d’un État, sans s’attacher à la forme républicaine ou monarchique du gouvernement.
De la même manière, à l’égard du respect de la langue, les autorités françaises voudront que le droit de l’Union ne porte pas atteinte à la langue française, tandis que les juridictions de l’Union accepteront de protéger de manière générale toutes les langues officielles de l’Union. Ce faisant, les juges de l’Union européenne peuvent identifier des catégories communes (« organisation institutionnelle », « langue officielle », etc.) dans lesquelles pourront être intégrées les particularités étatiques.
70. M.-C. Ponthoreau, « Constitution européenne et identités constitutionnelles natio- nales », op. cit.
71. CJCE, 17 décembre 1970, Internationale Handelsgesellschaft, op. cit.
72. Ibid.
73. CJCE, 13 juillet 1972, Commission des Communautés européennes c. République italienne
(48/71), Rec., p. 529, pt 9.
74. CJCE, 17 décembre 1970, Internationale Handelsgesellschaft, op. cit.
75. CJUE, 22 décembre 2010, Ilonka Sayn-Wittgenstein, op. cit., pt 92.
On doit toutefois relever que certaines questions pourraient être soulevées à propos de l’idée de matrice commune, notamment à l’égard d’éléments relevant de l’identité constitutionnelle qui seraient totalement absents chez certains États membres. En effet, par exemple76, des juridictions nationales, notamment la Cour constitutionnelle italienne, ont affirmé que leur constitution protège le principe fondamental selon lequel l’accès aux emplois dans les organismes publics s’effectue par concours, qui relève, par conséquent, de leur identité constitutionnelle (77).
Le juge pourrait ici éprouver certaines difficultés pour reconnaître un tel élément dans sa matrice (78), à moins d’entendre très largement le respect des composantes de l’identité nationale (79), puisque tous les États membres ne reconnaissent pas tous le concours comme une modalité privilégiée de recrutement des emplois publics ayant une valeur fondamentale (80).
En somme, il est possible de définir chacun des concepts de la manière suivante. Le concept européen d’identité nationale rassemble des éléments, qui (76). La même question pourrait porter sur la question des langues minoritaires car, jus- qu’à présent, la Cour de justice a estimé que « l’Union respecte également l’identité nationale de ses États membres, dont fait aussi partie la protection de la langue officielle natio- nale de l’État » (CJUE, 12 mai 2011, Runevi-Vardyn, op. cit., pt 86).
Qu’en serait-il des constitutions qui offrent des protections aux minorités ? Le juge de l’Union peut-il recon- naître, au sein de l’identité nationale, un élément que certains juges estimeraient appartenir à leur identité constitutionnelle, alors qu’il n’existe pas de pendant dans toutes les Constitutions des États membres ? À cet égard, V. Bertile remarque que, partant de la même diversité linguistique, l’Italie, l’Espagne et la France, qui consacrent toutes trois le principe d’unité et d’indivisibilité de l’État, ont réglé différemment la question de la place des langues minoritaires (cf. Langues régionales ou minoritaires et constitution : France, Espagne et Ita- lie, Bruxelles, Bruylant, 2008, 516 p.).
76. La même question pourrait porter sur la question des langues minoritaires car, jus- qu’à présent, la Cour de justice a estimé que « l’Union respecte également l’identité natio- nale de ses États membres, dont fait aussi partie la protection de la langue officielle natio- nale de l’État » (CJUE, 12 mai 2011, Runevi-Vardyn, op. cit., pt 86). Qu’en serait-il des constitutions qui offrent des protections aux minorités ? Le juge de l’Union peut-il recon- naître, au sein de l’identité nationale, un élément que certains juges estimeraient appartenir à leur identité constitutionnelle, alors qu’il n’existe pas de pendant dans toutes les Consti- tutions des États membres ? À cet égard, V. Bertile remarque que, partant de la même diversité linguistique, l’Italie, l’Espagne et la France, qui consacrent toutes trois le principe d’unité et d’indivisibilité de l’État, ont réglé différemment la question de la place des
langues minoritaires (cf. Langues régionales ou minoritaires et constitution : France, Espagne et Ita- lie, Bruxelles, Bruylant, 2008, 516 p.).
77. Cf., notamment, M. Poiares Maduro, conclusions présentées le 20 septembre 2005
dans les affaires C-53/04 et C-180/04, op. cit., pt 41.
78. À plusieurs reprises, des questions préjudicielles ont été posées au juge de l’Union, pour savoir si l’interdiction absolue de transformer des contrats de travail à durée détermnée en un contrat à durée indéterminée dans le secteur public constituait une incompatibilité avec le droit de l’Union et si cet élément de l’identité constitutionnelle pouvait justifier cette incompatibilité. La Cour de justice n’a, cependant, pas pris position car elle a jugé qu’en l’état actuel du droit de l’Union, aucune disposition « n’édicte [d’]obligation générale […] de prévoir la transformation en un contrat à durée indéterminée des contrats de travail à durée déterminée, pas plus qu’elle ne prescrit les conditions précises auxquelles il peut être fait usage de ces derniers » (CJUE, Ord., 1er octobre 2010, Franco Affatato c. Azienda Sani- taria Provinciale di Cosenza a (aff. C 3/10 pr 38)
79. Dans l’affaire Affatato, le juge de l’Union en est arrivé à conclure que la disposition du droit de l’Union litigieuse, « en tant que telle, n’est en rien susceptible d’affecter les structures fondamentales politiques et constitutionnelles, ni les fonctions essentielles de l’État membre concerné au sens de l’article 4, paragraphe 2, TUE » (CJUE, Ord., 1er octo – bre 2010, Affatato, op. cit., pt 41).
80. « Dans les pays européens, la mise en œuvre [du principe de recruter des fonctionnaires de qualité] comporte notamment un système normalisé de recrutement par concours, sauf pour des fonctions mineures et banales » (G. Braibant, « Existe-t-il un système européen de fonction publique ? », Revue française d’administration publique, 1993, n° 68, p. 611 et s.).
Néanmoins, y compris en France, « même si le principe du recrutement par concours est affirmé par la loi et constitue une garantie fondamentale des fonctionnaires, il n’est pas doté d’une valeur constitutionnelle » (CC, 84-178 DC du 30 août 1984, Loi portant statut du territoire de la Nouvelle-Calédonie et dépendances, cons. 10 : « aucune règle ou principe de valeur constitutionnelle n’interdit au législateur de prévoir que les statuts particuliers de certains corps de fonctionnaires pourront autoriser le recrutement d’agents sans concours ») (F. Melleray, Droit de la fonction publique, Paris, Économica, coll. (Corpus Droit public, 2005, 365 p., p. 248 et s.) relèvent de la nature de l’État, pouvant être intégrés dans une matrice commune adaptable à l’ensemble des États membres, sans bénéficier nécessairement d’une garantie constitutionnelle. Le concept interne d’identité constitutionnelle, quant à lui, s’entend comme l’ensemble des caractéristiques idiosyncrasiques permettant d’individualiser un État et auxquelles le pouvoir constituant a offert une garantie constitutionnelle.
À ces deux définitions distinctes, il est possible d’associer deux régimes juridiques différents.
B – DEUX CONCEPTS AUX RÉGIMES JURIDIQUES DIFFÉRENTS
Le concept d’identité nationale ou celui d’identité constitutionnelle ont assurément des régimes juridiques différents. Qu’il s’agisse de leur origine ou de leur valeur normative, rien ne permet de les confondre. Ainsi, l’identité nationale s’inscrit dans le cadre juridique de l’Union européenne (1) tandis que l’identité constitutionnelle reste cloisonnée dans celui des États membres (2).
1 – L’identité nationale dans le cadre juridique de l’Union européenne
La reconnaissance du concept d’identité nationale dans le droit originaire n’est pas, à elle seule, suffisante. La preuve en est qu’il a longtemps été marqué par son origine politique. V. Constantinesco soulignait que « les premiers commentateurs de l’article du traité de l’Union européenne, devenu le 6 & 3 UE » insistaient sur la signification essentiellement politique d’une telle déclaration, excluant a contrario une signification et une portée juridiques81 ». La valeur juridique est, d’ailleurs, encore parfois contestée puisque le Tribunal de l’Union a estimé, dans un arrêt de 2010, constatant qu’il n’y avait pas de violation de l’article 6 paragraphe 3, que cette disposition « se limite à indiquer que l’Union respecte les identités nationales82 ».
En somme, la question de la détermination de la force contraignante du respect dû à l’identité nationale des États membres reste posée83. En d’autres termes, quelle est l’obligation, pour les institutions de l’Union, de ne pas porter atteinte à l’identité nationale des États membres ? La problématique se situe assurément dans un « entre-deux ». Trop forte, l’obligation nuirait à l’effet utile du droit de l’Union mais trop légère, elle n’aurait pas grand sens, si ce n’est celui d’une déclaration d’intention84.
81. V. Constantinesco, « La confrontation entre identité constitutionnelle européenne et identités constitutionnelles nationales – Convergence ou contradiction ? Contrepoint ou hiérarchie ? », in Mélanges en l’honneur de Philippe Manin : l’Union européenne : Union de droit, Unions des droits, Paris, Pedone, 2010, p. 79 et s.
82. TUE, 13 septembre 2010, République italienne c. Commission européenne (T-166/07 et T-285/07), pt 90.
83. Voir aussi B. de Witte, pour qui « le respect des Constitutions nationales ne peut être une règle de droit contraignante pour les institutions communautaires ; il peut cependant servir de principe d’action pour les institutions politiques et de principe d’interprétation pour la Cour de justice » (cf. « Droit communautaire et valeurs constitutionnelles nationales », Droits, 1991, n° 14, p. 87 et s.). 84. T. Daups, « Limites et virtualités du respect de l’identité nationale des États membres par l’Union européenne », Les Petites Affiches, 11 avril 2005, n° 71, p. 7 et s. RFDC n°91-suppl. électr._RFDC 83-2010 02/08/12 10:24 Page29
La Cour de justice donne au concept d’identité nationale la valeur d’une dérogation aux règles du droit de l’Union européenne, notamment à l’égard des libertés inscrites dans les traités. Dans sa jurisprudence, l’identité nationale sert donc de justification pour les ingérences des États membres. Par exemple, dans l’arrêt Sayn-Wittgenstein, la Cour de justice a admis « que, dans le contexte de l’histoire constitutionnelle autrichienne, la loi d’abolition de la noblesse, en tant qu’élément de l’identité nationale, peut être prise en compte lors de la mise en balance d’intérêts légitimes avec le droit de libre circulation des personnes reconnu par le droit de l’Union [et que] la justification invoquée par le gouvernement autrichien par référence à la situation constitutionnelle autrichienne est à interpréter comme une invocation de l’ordre public (85) ».
Toutefois, l’invocation de la dérogation n’est pas toujours efficace, si bien que le respect de l’identité nationale n’est pas absolu. En effet, le juge de l’Union a refusé qu’un tel moyen puisse justifier l’interdiction d’occuper certains emplois dans la fonction publique posée par un État aux ressortissants des autres États membres de l’Union. Selon la Cour, « la sauvegarde de l’identité nationale ne saurait justifier l’exclusion des ressortissants des autres États membres de l’ensemble des emplois d’un secteur comme celui de l’enseignement, à l’exception de ceux qui comportent effectivement une participation directe ou indirecte à l’exercice de la puissance publique et aux fonctions ayant pour objet la sauvegarde des intérêts généraux de l’État ou des autres collectivités publiques (86) ».
Dans son raisonnement, la Cour de justice, analysant de manière classique la proportionnalité de la mesure, souligne que « si la sauvegarde de l’identité nationale des États membres constitue un but légitime respecté par l’ordre juridique communautaire, l’intérêt invoqué par [l’État membre] peut toutefois […] être utilement préservé par d’autres moyens que l’exclusion, à titre général, des essortissants des autres États membres (87) ». On notera que le juge a repris le même raisonnement dans le contentieux relatif aux conditions de nationalités pour la profession de notaire (88).
Dès lors, alors que la finalité du concept aurait pu apparaître comme une protection juridique pouvant être invoquée par les États membres à l’encontre du droit de l’Union, il s’avère que l’absence de force contraignante met à mal une telle interprétation. Au final, comme S. Platon l’a remarqué (89), si l’exégèse des dispositions sur l’identité nationale ouvre certaines perspectives quant aux rapports entre respect de l’identité nationale et gouvernance de l’Union,
85. CJUE, 22 décembre 2010, Ilonka Sayn-Wittgenstein, op. cit., pts 83 et 84.
86. CJCE, 2 juillet 1996, Commission des Communautés européennes c. Grand-Duché de Luxem- bourg, op. cit., pt 36.
87. Ibid., pt 35.
88. CJUE, 24 mai 2011, Commission européenne c. Grand-duché du Luxembourg (C-51/08),pt 124 : « Si la sauvegarde de l’identité nationale des États membres constitue un but légi- time respecté par l’ordre juridique de l’Union, ainsi que le reconnaît d’ailleurs l’article 4, paragraphe 2, TUE, l’intérêt invoqué par le Grand-duché peut toutefois être utilement pré- servé par d’autres moyens que l’exclusion, à titre général, des ressortissants des autres États membres. »
89. S. Platon, « Respect de l’identité nationale des États membres : frein ou recomposition de la gouvernance ? », in F. Chaltiel & P.-Y. Monjal, L’Union européenne et ses États membres après le traité de Lisbonne : quelle place et quel rôle dévolus aux États et pour quelle Union ?, colloque au Sénat, 25 novembre 2011.
ces perspectives sont encore assez loin d’être réellement confirmées par la jurisprudence.
2 – L’identité constitutionnelle dans le cadre juridique des États membres
Les juridictions constitutionnelles ont été amenées à faire référence à l’identité constitutionnelle dans différentes situations. Le concept a, en effet, pu être utilisé pour examiner les dispositions du droit de l’Union européenne dans le cadre du contrôle des normes européennes de droit originaire et dans celui effectué à l’égard des actes de droit dérivé.
Dans le cadre du contrôle de constitutionnalité des lois de ratification des engagements internationaux, le juge constitutionnel a pu faire référence à l’identité constitutionnelle pour s’assurer de la compatibilité du droit originaire de l’Union européenne avec les normes constitutionnelles. Lors de l’examen du traité de Lisbonne90, la Cour constitutionnelle allemande a clairement affirmé que « l’Union européenne ne doit pas s’emparer de la compétence de sa compétence ou violer l’identité constitutionnelle91 ».
À cet égard, elle reconnaît qu’« il est constitutionnellement nécessaire de ne pas convenir dans le traité des habilitations générales ou, si elles peuvent encore être interprétées de manière à ce que la responsabilité nationale d’intégration soit préservée, de prévoir des mécanismes au niveau interne qui garantissent l’exercice de cette responsabilité ». En somme, il lui revient de « [veiller] à ce que le noyau intangible de l’identité constitutionnelle de la Loi fondamentale soit respecté92 » afin de s’assurer, en tout temps, que les compétences qui sont déléguées à l’Union européenne ne portent pas atteinte aux exigences constitutionnelles sauf à remettre en cause la participation de l’Allemagne.
Dans la droite ligne de ce raisonnement, le juge constitutionnel allemand a estimé nécessaire qu’un contrôle soit organisé « afin de garantir que soit respectée l’obligation des organes allemands de ne pas appliquer des actes de l’Union qui transgressent ses compétences ou qui enfreignent l’identité constitutionnelle93 ». En définitive, cela signifie que le concept peut encore être utilisé dans le cadre du contrôle de constitutionnalité des lois, plus précisément pour l’examen des lois de transposition des normes de l’Union européenne. Ce besoin de contrôle des actes pris en application des traités relatifs au droit de l’Union est partagé par plusieurs juges constitutionnels. Ainsi, après avoir reconnu que la transposition des directives européennes est, pour les autorités nationales, une obligation constitutionnelle 94, le Conseil constitutionnel estime
90. Cour constitutionnelle fédérale allemande, arrêt du 30 juin 2009, 2e chambre, Zwei- ter Senat. Constitutionnalité du traité de Lisbonne (2 BvE 2/08 e.a.) ; note et traduction K. M. Bauer, Revue trimestrielle de droit européen, 2009, p. 799 et s.
91. Ibid., § 239.
92. Ibid., § 240.93. Ibid., § 241.94. Cf. CC, 2004-496 DC du 10 juin 2004, op. cit. : « la transposition en droit interne d’une directive communautaire résulte d’une exigence constitutionnelle. »
95. Cf. CC, 2006-540 DC du 27 juillet 2006, op. cit. : « la transposition d’une directive ne saurait aller à l’encontre d’une règle ou d’un principe inhérent à l’identité constitutionnelle de la France, sauf à ce que le constituant y ait consenti. »
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qu’il ne lui revient pas de contrôler ces lois de transposition, sauf à ce que ces dernières ne respectent pas l’identité constitutionnelle de la France 95. Dans de telles conditions, la reconnaissance par le juge, dans une disposition législative, d’une mesure tendant à contrevenir à un élément appartenant à l’identité constitutionnelle, lui permettrait de déclarer non conforme à la Constitution la loi de transposition et partant remettrait en cause l’application du droit de l’Union ainsi que le principe de primauté.
L’intérêt du concept d’identité constitutionnelle apparaît donc très important dans le cadre du contrôle de constitutionnalité96, même si, pour l’heure, les juridictions constitutionnelles n’ont pas constaté d’incompatibilité entre la Constitution et le droit de l’Union et n’ont prononcé que des décisions de conformité. La référence à l’identité constitutionnelle, dans le cadre de ces contrôles de constitutionnalité, correspond à une réserve d’interprétation (97).
La technique de la réserve en droit constitutionnel correspond à « la déclaration de conformité sous réserve [qui] permet au Conseil constitutionnel de délivrer un brevet de constitutionnalité à la loi contrôlée sans pour autant lui donner totalement quitus, puisque sa conformité à la Constitution n’est admise que sous réserve qu’elle revête, dans son application, l’interprétation qu’en a faite le juge constitutionnel (98) ».
Cette pratique est aujourd’hui très courante, si bien que les réserves d’interprétations des lois se retrouvent dans la plupart des jurisprudences des Cours constitutionnelles européennes (99). Comme l’a démontré T. Di Manno, grâce à la réserve, « le juge constitutionnel évite de prononcer une annulation pure et simple de la loi en tant qu’acte. Mais si celle-ci reste formellement intacte, sa substance normative a été, pour reprendre un terme italien approprié, “manipulé”, pour satisfaire aux exigences constitutionnelles (100) ».
Au-delà de la seule déclaration de conformité, et par conséquent de l’évitement de la non-application du droit de l’Union, le recours à la technique de la réserve interprétative implique d’autres effets non négligeables. En France, par (96). On remarquera toutefois une différence entre les juridictions constitutionnelles.
Le Conseil constitutionnel, dans le cadre du contrôle de constitutionnalité des engagements internationaux, ne fait pas référence au concept d’identité constitutionnelle. Cela s’explique,
non seulement en raison des différences entre les contrôles, mais aussi par les conséquences qui s’attachent à la décision prise par le Conseil constitutionnel. Dans le cas français, le contrôle du juge ne porte pas sur une loi nationale de transposition mais sur l’accord international lui-même, dans le cadre d’un contrôle abstrait et a priori. Dès lors, la reconnaissance d’une incompatibilité entre le traité et la Constitution, ayant lieu avant l’entrée en vigueur de l’acte international, offre la possibilité aux autorités nationales de reprendre les négociations internationales ou de modifier la Constitution, afin de supprimer toute contradiction entre les deux normes.
97. La Cour constitutionnelle allemande exprime, d’ailleurs, cette idée de manière très claire : « Étant donné que la loi portant approbation du traité de Lisbonne n’est compatible avec la Loi fondamentale que sous les réserves énoncées » (Cour constitutionnelle fédérale
allemande, arrêt du 30 juin 2009, 2e chambre, Zweiter Senat, Constitutionnalité du traité de Lisbonne (2 BvE 2/08 e.a.) ; note et traduction K. M. Bauer, op. cit.).
98. T. Di Manno, Le Juge constitutionnel et la technique des décisions « interprétatives » en France et en Italie, Paris, Aix-en-Provence, Économica-PUAM, 1997, 617 p.
99. Voir, par exemple, Cour constitutionnelle fédérale allemande, Ordonnance, 4 octobre 2011, op. cit.
100. T. Di Manno, Le Juge constitutionnel et la technique des décisions « interprétatives » en France et en Italie, op. cit. exemple, en vertu de l’article 62 de la Constitution101, la déclaration de conformité sous réserve du juge « intéresse alors au premier chef le législateur qui voit sa volonté déchiffrée et interprétée par le juge constitutionnel.
Mais il adopte en même temps un comportement directif en s’adressant implicitement aux autorités infra-législatives auxquelles il indique les conditions conformes à la Constitution qu’elles devront observer pour appliquer le texte. Son geste intéresse alors, en dernière analyse, le juge ordinaire auquel il incombe de sanctionner, en interprétant la loi, la conduite des personnes et des autorités qui entrent en conflit au moment de son application102 ».
Dans la mesure où la jurisprudence du Conseil constitutionnel affirme « que l’autorité des décisions visées par cette disposition s’attache non seulement à leur dispositif mais aussi aux motifs qui en sont le soutien nécessaire et en constituent le fondement même103 », cette réserve d’interprétation oblige l’ensemble des autorités nationales à s’assurer autant que faire se peut que l’application de la norme de transposition ne contrevient pas à l’identité constitutionnelle, et, si besoin est, de laisser inappliqué le droit de l’Union européenne.
La contrainte juridique du concept national d’identité constitutionnelle est donc très importante. Même si la mise en œuvre de la réserve peut apparaître virtuelle, ce concept a tout de même été avancé avec l’objectif de pouvoir mettre en échec l’application du droit de l’Union, quand bien même cela s’avérerait contraire au principe de primauté.
Ces jurisprudences présentent un autre écueil. Au regard des particularités du droit de l’Union, les réserves formulées à l’occasion des contrôles de constitutionnalité par les juges nationaux s’adressent dans un certain sens, non pas seulement aux autorités nationales, mais également aux autorités de l’Union et en particulier à son juge. Or, au titre de l’article 267 du TFUE104, la Cour de justice est le seul interprète authentique du droit de l’Union. Dès lors, en prononçant ces réserves, les juges nationaux outrepassent leur compétence juridictionnelle.
Tout cela démontre bien la distinction des deux concepts. Quand bien même possèdent-ils un champ matériel partiellement commun, les concepts d’identité nationale et d’identité constitutionnelle ne se confondent pas. Néanmoins, en raison de leur proximité, le recours à ces différents concepts, que ce
soit par le juge de l’Union ou par les juges constitutionnels des États membres, n’est pas sans intérêt, notamment parce que chaque juridiction a pris acte du concept développé par l’autre, comme si une forme de dialogue s’était instaurée entre elles.
101. Article 62 de la Constitution française : « Une disposition déclarée inconstitutionnelle sur le fondement de l’article 61 ne peut être promulguée ni mise en application. […] Les décisions du Conseil constitutionnel ne sont susceptibles d’aucun recours. Elles s’imposent aux pouvoirs publics et à toutes les autorités administratives et juridictionnelles. »
102. A. Viala, Les Réserves d’interprétation dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel,
Paris, LGDJ, 1999, 318 p.
103. Cf., par exemple, CC, 92-312 DC du 2 septembre 1992, « Traité sur l’Union européenne ».
104. Article 267 du TFUE : « La Cour de justice de l’Union européenne est compétente pour statuer, à titre préjudiciel sur l’interprétation des traités, sur la validité et l’interprétation des actes pris par les institutions, organes ou organismes de l’Union. »
II – POUR UNE CONCILIATION JURISPRUDENTIELLE DES CONCEPTS D’« IDENTITÉ NATIONALE » ET D’« IDENTITÉ CONSTITUTIONNELLE »
Dans quelles mesures les juges constitutionnels accueillent-ils le concept européen d’identité nationale et, inversement, le juge de l’Union intègre-t-il le concept national d’identité constitutionnelle ?
Jusqu’à présent nous avons vu comment chaque ordre juridique considérait « son » concept. La question qui est ici posée tend à s’interroger sur les effets juridiques, dans l’autre ordre juridique, que les concepts relatifs à l’identité des États peuvent avoir. En effet, bien loin de garder chaque jurisprudence hermétiquement close aux autres, toutes les juridictions sont attentives aux évolutions qui se produisent ailleurs (105).
Eu égard à la proximité des ordres juridiques106 et des concepts, les juridictions de l’Union tout comme les juridictions constitutionnelles des États membres se sont montrées particulièrement intéressées par l’existence d’un concept tenant à la question de l’identité d’un État dans l’autre ordre juridique.
Elles y ont donc fait référence. Cette réception des concepts par chacun des juges a permis de mettre en perspective leurs positions respectives (A) et, ainsi, ce faisant, servir d’instruments favorisant le dialogue des juges (B).
105. À cet égard, on peut renvoyer aux travaux de Mireille Delmas-Marty sur la notion de pluralisme juridique. Pour l’auteur, il existe « de multiples interactions (judiciaires et normatives, spontanées et imposées, directes et indirectes) entre des systèmes, ou plus largement des ensembles juridiques (nationaux ou internationaux), que l’histoire avait séparés.
Pour tenir compte de l’instabilité actuelle, la méthode proposée privilégie l’approche dynamique sur l’approche statique et présente les principaux processus d’interaction par degré de hiérarchisation croissante : de la coordination, par entrecroisements horizontaux, à l’unification imposée verticalement par transplantation ou par hybridation, en passant par l’harmonisation qui implique le rapprochement mais sans prétendre à l’uniformité »
(cf. « Le Pluralisme ordonné et les interactions entre ensembles juridiques », D., 2006, n° 14, p. 951 et s.). Voir également Le pluralisme ordonné, Paris, Éd. du Seuil, 2006, 303 p. ; « Du dialogue à la montée en puissance des juges », in Le Dialogue des juges : mélanges en l’honneur du président Bruno Genevois, Paris, Dalloz, 2009, 1 166 p., p. 305 et s. ; « Pluralisme et traditions nationales », in Quelle Europe pour les droits de l’homme ?, Bruylant, 1996, p. 81 et s. ; « Le Phénomène de l’harmonisation, l’expérience contemporaine », L’harmonisation du droit des contrats, Économica, 2000, p. 18 et s. ; « Mondialisation et Internationalisation des tribunaux », in Apprendre à douter, Mélanges Lombois, Limoges, PULIM, 2004, p. 783 et s. ; « Plurijuridisme et Mondialisation : vers un pluralisme ordonné », in J.-L. Bergel (dir.), Le plurijuridisme, Actes du VIIIe Congrès de l’Association internationale de méthodologie juridique (Aix-en-Provence, 4-6 septembre 2003), Presses Universitaires d’Aix-Marseille, 2005, p. et s. ; « La mondialisation du droit : chances et risques », D., 1999, chr. 43.
106. Cf. CJCE, 15 juillet 1964, Costa, op. cit. : « à la différence des traités internationaux ordinaires, le traité de la CEE a institué un ordre juridique propre intégré au système juridique des États membres […] et qui s’impose à leur juridiction.
En instituant une Communauté de durée illimitée, dotée d’institutions propres, de la personnalité, de la capacité juridique, d’une capacité de représentation internationale et plus particulièrement de pouvoirs réels issus d’une limitation de compétence ou d’un transfert d’attributions des États à la Communauté, ceux-ci ont limité leurs droits souverains et ont créé ainsi un corps de droit applicable à leurs ressortissants et à eux-mêmes. »
A – LA RÉCEPTION DES CONCEPTS PAR CHAQUE JURIDICTION
Dans la mesure où les concepts ici étudiés ont pour objectif d’assurer une certaine protection des États, sans pour autant avoir le même périmètre ni les mêmes finalités, différentes situations doivent être distinguées. Tout d’abord, il y a la réception dans le champ du droit national du concept européen. Celle-ci n’a posé aucune difficulté. Le concept est même repris par les juridictions constitutionnelles nationales pour admettre la conformité aux constitutions nationales des traités relatifs à l’Union européenne107 (1).
Ensuite, on trouve l’admission du concept national par les juridictions de l’Union européenne.
Cette situation s’avère plus problématique. Comme le souligne O. Dubos, « la primauté du droit de l’Union européenne ne diffère pas du principe de la primauté du droit international, c’est une règle d’inopposabilité des normes nationales contraires à une obligation découlant du droit de l’Union européenne 108 ».
Partant, l’acceptation en droit de l’Union d’une notion d’identité constitutionnelle pouvant empêcher l’application du droit de l’Union européenne crée de sérieuses difficultés (2).
1 – La réception aisée du concept européen par les juridictions constitutionnelles nationales
Les juridictions constitutionnelles des États membres ont accueilli de manière très favorable l’inscription dans le traité du concept européen d’identité nationale.
Dans le cadre du contrôle de constitutionnalité des engagements internationaux, le juge constitutionnel a fait référence à l’identité nationale pour s’assurer de la compatibilité du droit originaire de l’Union avec les normes constitutionnelles.
Lors de l’examen du traité établissant une constitution pour l’Europe109, le Conseil constitutionnel a construit tout un raisonnement pour apprécier la conformité au regard de la Constitution française. En prenant en considération l’inscription dans le traité du principe d’attribution des compétences et du respect de l’identité des États membres, le juge constitutionnel estime que l’instauration d’une organisation unique en lieu et place des institutions créées par les traités antérieurs, n’implique pas de réviser la Constitution110.
La Cour constitutionnelle allemande a suivi un raisonnement assez similaire lors de l’examen du traité de Lisbonne. Pour elle, « le principe d’attribution limitée des compétences est ainsi non seulement un principe du droit européen, mais reprend – tout comme l’obligation de l’Union européenne de respecter l’identité nationale – des principes constitutionnels d’États membres.
Le principe du droit européen d’attribution limitée des compétences et l’obligation, d’après le droit européen, de respect d’identité sont à cet égard des
107. Cf., par exemple, CC, 2004-505 DC du 19 novembre 2004, op. cit., ou Cour consti-
tutionnelle fédérale allemande, arrêt du 30 juin 2009, op. cit.
108. O. Dubos, « Inconciliable Primauté – l’identité nationale : sonderweg et self-restraint
au service du pouvoir des juges ? », op. cit.
109. CC, 2004-505 DC du 19 novembre 2004, op. cit.
110. Ibid., cons. 12 & 13.
expressions contractuelles du fondement du pouvoir de l’Union dans les constitutions des États membres 111 ». Comme elle l’affirme elle-même, « le corollaire de l’identité constitutionnelle inaliénable et résistant ainsi à l’intégration est l’obligation, d’après le droit européen, de respecter le pouvoir constituant des États membres comme les maîtres des traités112 ».
L’identité, dans cette hypothèse, apparaît donc comme un moyen juridique justifiant, pour le juge constitutionnel, l’absence d’atteinte à la souveraineté113. C’est pourquoi le concept européen a été si bien reçu dans la jurisprudence constitutionnelle nationale. Cependant, on peut se demander s’il n’y a pas eu de la part des juges un certain travestissement du concept européen, afin que celui-ci corresponde à la conception qu’ils pouvaient eux-mêmes s’en faire.
D’ailleurs, si l’on reprend le raisonnement suivi par le Conseil constitutionnel, il apparaît que l’existence de l’identité nationale a été interprétée comme n’impliquant pas « que la Constitution française cesse, dans l’ordre juridique interne, de se situer au sommet de la hiérarchie des normes ni que les normes
énoncées par le traité accèdent à un rang supra-constitutionnel en droit français 114 », ce qui lui a permis de conclure que « la primauté du droit de l’Union restait inopposable, dans l’ordre juridique interne, aux dispositions spécifiques de la Constitution française, c’est-à-dire celles “inhérentes à ses structures constitutionnelles et politiques fondamentales”115 ».
Dans le même sens, P. Cassia, se référant à l’inscription de l’identité nationale dans le droit originaire, a pu « estimer que sera inopérante la jurisprudence de la Cour de justice des Communautés européennes selon laquelle un État membre ne peut exciper de difficultés d’ordre constitutionnel pour justifier un manquement au droit de l’Union ; il ne sera plus possible d’écrire demain que “la structure constitutionnelle propre de chaque État membre ne peut constituer un obstacle à l’application uniforme dans toute la Communauté de ce droit commun que constitue le droit communautaire”116 ».
Or, comme l’a souligné O. Dubos, « c’était une interprétation du traité établissant une Constitution pour l’Europe dont on peut douter qu’elle aurait pu être confirmée par la Cour de justice [puisque], bien évidemment jamais la Cour de justice n’avait admis qu’un État puisse se prévaloir de son identité nationale pour méconnaître le principe de primauté117 ».
111. Cour constitutionnelle fédérale allemande, arrêt du 30 juin 2009, 2e chambre, Zweiter Senat. Constitutionnalité du traité de Lisbonne (2 BvE 2/08 e.a.) ; note et traduction K. M. Bauer (§ 234).
112. Ibid., § 235.
113. « Parce que la garantie, de ce qui constitue l’essence même des États, est désormais inscrite dans les traités européens, le système repose bien sur le respect de leur souveraineté matérielle ou substantielle. » Voir F. Fines, « Souveraineté étatique et primauté européenne », op. cit.
114. J.-E. Schoettl, « Primauté du droit communautaire : l’approche du Conseil constitutionnel », in CE, L’administration française et l’Union européenne, Rapport public pour 2007, Paris, la Documentation française, coll. Études & Documents, n° 58, 2007, 427 p.,
p. 379 et s.
115. Ibid.
116. P. Cassia, « L’article I-6 du traité établissant une Constitution pour l’Europe et la hiérarchie des normes », Europe, n° 12, 2004, Étude 12.
117. O. Dubos, « Inconciliable Primauté – l’identité nationale : sonderweg et self-restraint au service du pouvoir des juges ? », op. cit.
2 – La réception plus complexe du concept national par le juge de l’Union européenne
L’identité constitutionnelle représente des éléments essentiels permettant d’individualiser un État et auxquelles le pouvoir constituant a offert une garantie constitutionnelle. Il s’agit donc de caractéristiques fondamentales auxquelles aucune autorité ne peut porter préjudice. Dès lors, en vertu des jurisprudences constitutionnelles, les autorités publiques nationales doivent laisser inappliquées toutes les normes qui iraient à l’encontre de l’identité constitutionnelle.
L’utilisation par celles-ci du concept d’identité constitutionnelle peut donc constituer un manquement118 dans la mesure où il conduit à ne pas appliquer les actes juridiques de l’Union et ce d’autant plus que l’invocation du concept d’identité national, comme moyen de défense, ne permet pas, par principe, à l’État d’échapper à la sanction119. Comme le résume G. Marti, « La primauté n’a ainsi pas disparu de l’arsenal des outils à disposition de la Cour, arsenal qui s’est par ailleurs renforcé avec la consécration par la Cour de la possibilité pour un État de voir sa responsabilité mise en jeu ou d’être condamné en manquement, alors même que la violation du droit de l’Union émanerait de l’une de ses juridictions. De même la prise en compte croissante d’arguments tirés du droit constitutionnel des États n’autorise pas les États à déroger unilatéralement aux règles prises par les institutions (120) ».
À titre d’exemple, le juge de l’Union européenne a condamné pour manquement le Luxembourg (121) alors qu’il avançait la justification selon laquelle « la condition de nationalité à laquelle l’accès à la profession de notaire [était] subordonné à la protection de l’identité constitutionnelle du Grand-Duché (122) ».
Pour la Cour de justice, l’État membre a manqué à ses obligations qui lui incombent en vertu du droit de l’Union. En effet, « l’intérêt invoqué par le Grand-Duché peut toutefois être utilement préservé par d’autres moyens que l’exclusion, à titre général, des ressortissants des autres États membres (123) ».
Néanmoins, la position du juge de l’Union à l’égard de cette problématique n’est pas figée, bien au contraire. S’il venait à montrer un désintérêt total aux éléments relevant de l’identité constitutionnelle, cela constituerait, à n’en pas douter, un problème pour l’intégration des États membres concernés. Dès lors, on peut remarquer, à travers sa jurisprudence, que la Cour de justice n’est pas restée totalement sourde à l’ensemble des revendications étatiques.
118. Cf. les articles 258 à 260 compris du TFUE.
119. Cf. supra, 1) B du I.
120. G. Marti, « Le statut contentieux du droit constitutionnel devant la Cour de justice de l’Union européenne », VIIIe Congrès de l’AFDC, Nancy, 16, 17 et 18 juin 2011.
121. CJUE, 24 mai 2011, Commission européenne c. Grand-duché du Luxembourg, op. cit.
122. M. P. Cruz Villalón conclusions présentées le 14 septembre 2010 dans l’affaire 51/08, Commission européenne c. Grand-duché du Luxembourg, pt 141.
123. CJUE, 24 mai 2011, Commission européenne c. Grand-duché du Luxembourg, op. cit.,
pt 124.
Aussi, la Cour a eu l’occasion d’intégrer certains éléments appartenant à l’identité constitutionnelle dans son propre concept d’identité nationale. C’est notamment ce que l’on peut constater dans l’arrêt Runevi-Vardyn. Après avoir noté que « le gouvernement lituanien souligne, en particulier, que la langue lituanienne constitue une valeur constitutionnelle qui préserve l’identité de la nation, contribue à l’intégration des citoyens, assure l’expression de la souveraineté nationale, l’indivisibilité de l’État, ainsi que le bon fonctionnement des services de l’État et des collectivités territoriales(124) », le juge relève qu’« aux termes de l’article 3 § 3, al. 4, du TUE ainsi que de l’article 22 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, l’Union respecte la richesse de sa diversité culturelle et linguistique.
Conformément à l’article 4 § 2 du TUE, l’Union respecte également l’identité nationale de ses États membres, dont fait aussi partie la protection de la langue officielle nationale de l’État (125) ». Il en conclut que la « réglementation nationale telle que celle en cause au principal, visant à protéger la langue officielle nationale par l’imposition des règles de graphie prévues par cette langue, constitue, en principe, un objectif légitime susceptible de justifier des restrictions aux droits de libre circulation et de séjour prévus à l’article 21 du TFUE et peut être prise en compte lors de la mise en balance d’intérêts légitimes avec lesdits droits reconnus par le droit de l’Union (126) ».
À cet égard, il faut remarquer qu’« avant même l’apparition de l’identité nationale dans la jurisprudence de la Cour de justice, les exigences constitutionnelles des États ont pu être intégrées dans les compétences réservées aux États membres, tout spécialement dans le droit du marché intérieur. En effet, le traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, comme naguère le traité de Rome, contient, pour chacune des quatre grandes libertés, des exceptions fondées notamment sur l’ordre public (127) ».
De manière plus importante encore, la Cour de justice a fait œuvre de jurisprudence pour répondre à une exigence constitutionnelle particulièrement prégnante pour certains États membres. En effet, à partir de son arrêt Internationale Handelsgesellschaft, le juge de l’Union, tout en considérant que « l’invocation d’atteintes portées, soit aux droits fondamentaux tels qu’ils sont formulés par la constitution d’un État membre, soit aux principes d’une structure constitutionnelle nationale, ne saurait affecter la validité d’un acte de la communauté ou son effet sur le territoire de cet État (128) », affirme que « le respect des droits fondamentaux fait partie intégrante des principes généraux du droit dont la Cour de justice assure le respect (129) ».
Comme l’a mis en exergue D. Ritleng, « la prise en charge par la Cour de justice d’une protection communautaire des droits fondamentaux au moyen de la technique des principes généraux du droit constituait une réponse directe aux menaces de remise en cause de la primauté du droit communautaire agitées par les cours constitutionnelles nationales et justifiées par le souci
124. CJUE, 12 mai 2011, Runevi-Vardyn, op. cit., pt 84.
125. Ibid., pt 86.
126. Ibid., pt 87.
127. O. Dubos, « Inconciliable Primauté – l’identité nationale : sonderweg et self-restraint
au service du pouvoir des juges ? », op. cit.
128. CJCE, 17 décembre 1970, Internationale Handelsgesellschaft, op. cit., pt 3.
129. Ibid., pt 4.
de garantir ces éléments caractéristiques de leurs identités constitutionnelles, y compris dans le champ des compétences transférées130 ».
Ainsi, même si la Cour de justice garde toujours la possibilité de sanctionner un État membre pour manquement lorsqu’il refuse, au nom du respect de l’identité constitutionnelle, d’appliquer le droit de l’Union, la jurisprudence de l’Union laisse apparaître que le juge a toujours pris en considération les éléments d’identité constitutionnelle avancés par les États pour choisir entre la sanction et la reconnaissance d’une dérogation.
Dans tous les cas, et malgré les difficultés pouvant naître de la réception des concepts par chaque juridiction, ces concepts d’identité constitutionnelle et d’identité nationale constituent peut-être les instruments d’une autre politique jurisprudentielle. En disposant de concepts si proches, les juges de l’Union et des États membres ont des éléments essentiels pour assurer un véritable dialogue des juges.
B – LES CONCEPTS D’IDENTITÉ NATIONALE ET D’IDENTITÉ CONSTITUTIONNELLE COMME ÉLÉMENTS DÉTERMINANTS DU DIALOGUE DES JUGES
En faisant référence à un concept développé par une autre juridiction, n’importe quel juge indique qu’il tient compte de l’application de ce concept « étranger » et de l’interprétation jurisprudentielle qui en est faite131. Dans le cadre de l’Union, il existe des mécanismes de coopération juridictionnelle qui cherchent à développer ce que l’on nomme « le dialogue des juges (132) ». De manière quelque peu paradoxale, tout en n’utilisant pas nécessairement ces mécanismes, les juges constitutionnels, ont tout de même établi un certain dialogue avec le juge de l’Union grâce aux concepts relatifs à l’identité des États.
Ainsi, avant d’étudier les éléments du dialogue s’établissant entre les juridictions constitutionnelles nationales et les juridictions de l’Union européenne (2), il est nécessaire de mettre en perspective comment elles ont dépassé la faiblesse de l’absence d’un dialogue institutionnalisé (1).
1 – Un dialogue non formalisé
Dans ses conclusions dans l’affaire Cohn-Bendit133, B. Genevois expliquait « à l’échelon de la Communauté européenne, il ne doit y avoir ni gouvernement des juges ni guerre des juges. Il doit y avoir place pour le dialogue des
130. D. Rtileng, « De l’utilité du principe de primauté », op. cit.
131. Les rapports entre les juges de l’Union et les juridictions constitutionnelles des États membres auraient pu être plus complexes. En effet, « le dialogue est ce qui remplace la guerre (qu’il l’évite ou qu’il la termine) et fait l’économie de la soumission (on doit parvenir à un accord, plus ou moins négocié, sur une position de compromis). La question reste entière de savoir si un tel dialogue est réellement possible lorsqu’il existe une relation de pouvoir ». P. Wachsmann, « Le Dialogue au lieu de la guerre », in Le Dialogue des juges : mélanges en l’honneur du président Bruno Genevois, op. cit., p. 1121 et s.
132. B. Genevois, Conclusions sous l’arrêt d’assemblée du 20 décembre 1978, Ministre de l’Intérieur c. Cohn-Bendit, Dalloz, 1979, p. 155 et s.
133. CE, Ass., 20 décembre 1978, Ministre de l’Intérieur c. Cohn-Bendit, Rec. 524.
Juges 134 ». Notion construite autour du mécanisme de la question préjudicielle135, celle-ci a d’abord été utilisée pour décrire les rapports s’établissant entre la Cour de justice et les juridictions ordinaires des États membres dans le cadre d’une procédure qui a pu apparaître, a priori, comme un frein136 avant de se révéler en être « le moteur (137) ».
Par la suite, cette idée de dialogue s’est étendue à de nombreux rapports entre juridictions (138). Toutefois, il semble que le dialogue n’ait jamais caractérisé les rapports entre les juridictions constitutionnelles et les juridictions de l’Union. Comme le soulignait le juge de la Cour de justice, J.-P. Puissochet, « hormis les cours constitutionnelles belge et autrichienne, les juges constitutionnels des États membres n’ont, à ce jour, pas formé de renvoi préjudiciel devant la Cour de justice (139) ». Pour le Conseil constitutionnel, « il n’y a aucun dialogue […] avec la Cour de justice des communautés européennes, même en cherchant bien. Nous n’avons jamais utilisé le recours préjudiciel, compte tenu
__________
134. B. Genevois, Conclusions sous l’arrêt d’assemblée du 20 décembre 1978, op. cit.
135. Article 267 TFUE (ex-article 234 TCE) : « La Cour de justice de l’Union européenne est compétente pour statuer, à titre préjudiciel : a) sur l’interprétation des traités, b) sur la validité et l’interprétation des actes pris par les institutions, organes ou organismes de l’Union. Lorsqu’une telle question est soulevée devant une juridiction d’un des États membres, cette juridiction peut, si elle estime qu’une décision sur ce point est nécessaire pour rendre son jugement, demander à la Cour de statuer sur cette question. Lorsqu’une telle question est soulevée dans une affaire pendante devant une juridiction nationale dont les décisions ne sont pas susceptibles d’un recours juridictionnel de droit interne, cette juridiction est tenue de saisir la Cour. »
136. L. Burgorgue-Larsen, « De l’Internationalisation du dialogue des juges (missive doctrinale à l’attention de Bruno Genevois) », in Le Dialogue des juges : mélanges en l’honneur du président Bruno Genevois, op. cit., p. 95 et s., : « En théorie, l’obligation de renvoi exclut le dialogue qui est un moment où se manifeste immanquablement une part de liberté propre à l’échange d’arguments. Or obliger, c’est autoritaire ; obliger, c’est contraindre. L’impérativité éradique, a priori, le libre arbitre. Et pourtant, même dans le cadre de cette figure procédurale où aucune place ne permettait en apparence la discussion, un échange de vues s’est noué. »
137. J.-Y. Chérot, « Le Droit dans un ordre juridique faiblement ordonné – Le cas de l’Union européenne », in Le Dialogue des juges : mélanges en l’honneur du président Bruno Genevois, op. cit., p. 175 et s., : « La jurisprudence dite de la primauté pouvait être et […] elle a été le moteur d’une conception du droit de l’Union marquée par l’échange, la comparaison des droits, la promotion des juridictions nationales et une attention toute particulière aux raisonnements des cours nationales, lesquelles ont joué d’ailleurs souvent par les propositions faites dans leurs questions préjudicielles un rôle dans la construction interprétative de la Cour de justice. »
138. Pour de plus amples analyses sur les différentes conceptions du dialogue des juges, voir, notamment, F. Lichère, L. Potvin-Solis et A. Raynouard (dir.), Le Dialogue entre juges européens et nationaux : incantation ou réalité, Actes de la journée d’études à l’Université de Metz du 10 février 2003 sur le thème, Bruxelles, Nemesis, Bruylant, collection « Droit et Justice », n° 53, 2004, 242 p. ; Dialogue entre juges, séminaires organisés par la Cour européenne des droits de l’homme, Strasbourg, Éd. du Conseil de l’Europe, 2005, 2007, 2009, 125 p. ; G. Drago, L’Application de la Constitution par les Cours Suprêmes, Actes du colloque organise le 4 octobre 2006 par l’Université Panthéon-Assas-Paris II et l’ordre des Avocats au Conseil d’État et à la Cour de cassation, Paris, Dalloz, 2007, 234 p. ; R. de Gouttes, « Le Dialogue des juges », in Colloque du cinquantenaire du Conseil constitutionnel du 3 novembre 2008, Nouveaux Cahiers du Conseil constitutionnel, hors-série, mai 2009, p. 21 et s.
139. J.-P. Puissochet, Intervention au colloque des 12 et 13 mars 2004 pour le 50e anniversaire des Tribunaux administratifs, in B. Lukaszewicz et H. Oberdorff, Le Juge administratif et l’Europe : le dialogue des juges, Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, 359 p., p. 299 et s. juges134 ».
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des délais dans lesquels nous devons prendre nos décisions, ce serait extrêmement difficile140 ». Mais, pour ses membres, l’absence de dialogue n’est pas liée au droit de l’Union, cet état se justifie davantage par le fait que « le Conseil constitutionnel […] se trouve dans une situation qui fait que ces occasions de dialogue sont assez rares puisque nous intervenons en amont, au moment où la loi n’est pas encore tout à fait loi, elle n’a pas encore été appliquée par d’autres juridictions et donc, s’il y a certes des principes que nous pouvons mettre en avant nous ne revenons pas à la loi une fois qu’elle a été promulguée, sauf des circonstances très particulières, c’est-à-dire que nous n’avons pas l’occasion de tenir compte, éventuellement, de la manière dont les autres juridictions l’appli quent (141) ».
Cependant, par de l’absence de dialogue institutionnalisé fondée sur l’impossibilité, matérielle (142) ou juridique143 d’avoir recours au mécanisme du renvoi préjudiciel144, la jurisprudence montre des signes d’une certaine coopération entre les juges constitutionnels et ceux de l’Union européenne.
Ainsi, « en l’absence de mise en cause d’une règle ou d’un principe inhérent à l’identité constitutionnelle de la France, le Conseil constitutionnel n’est pas compétent pour contrôler la conformité aux droits et libertés que la Constitution garantit de dispositions législatives qui se bornent à tirer les conséquences nécessaires de dispositions inconditionnelles et précises d’une directive de l’Union européenne ; qu’en ce cas, il n’appartient qu’au juge de l’Union européenne, saisi le cas échéant à titre préjudiciel, de contrôler le respect par cette directive des droits fondamentaux garantis par l’article 6 du traité sur l’Union
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140. J.-C. Colliard, Intervention au colloque des 12 et 13 mars 2004 pour le 50e anni- versaire des Tribunaux administratifs, in B. Lukaszewicz et H. Oberdorff, Le Juge adminis- tratif et l’Europe : le dialogue des juges, op. cit., p. 293 et s.
141. Ibid.
142. CC, 2006-540 DC du 27 juillet 2006, op. cit., cons. 20 : « devant statuer avant la promulgation de la loi dans le délai prévu par l’article 61 de la Constitution, le Conseil constitutionnel ne peut saisir la Cour de justice des Communautés européennes de la ques- tion préjudicielle prévue par l’article 234 du traité instituant la Communauté européenne. »
143. J.-P. Puissochet, Intervention au colloque des 12 et 13 mars 2004 pour le 50e anniversaire des Tribunaux administratifs, op. cit. : « La Cour italienne a […] précisé qu’elle ne se considère pas comme une juridiction au sens de l’article 234 CE et qu’elle échappait, de ce fait, à la discipline qu’impose cette disposition. » Plus récemment, un secrétaire général au Conseil constitutionnel indiquait que « pour des motifs tant de principe que pratiques, le Conseil constitutionnel français ne saurait toutefois être soumis à une telle obligation [de poser une question préjudicielle] comme l’a jugé, pour ce qui la concerne, la Cour constitu- tionnelle italienne, le Conseil constitutionnel n’est pas une “juridiction nationale” au sens de l’article 234 du traité » (cf. J.-E. Schoettl, « Primauté du droit communautaire : l’ap- proche du Conseil constitutionnel », op. cit.). Néanmoins, « par une ordonnance n° 103 du 15 avril 2008, la Cour constitutionnelle italienne a effectué, pour la première fois, un ren voi préjudiciel devant la Cour de justice des Communautés européennes. Elle est ainsi reve nue sur une jurisprudence pourtant consolidée refusant un tel axe de dialogue avec le juge communautaire » (F. Jacquelot, « La Cour constitutionnelle italienne et la Convention euro- péenne des droits de l’homme : la révolution à rebours des arrêts n° 348 et n° 349 de 2007 », cette Revue, 2008/4, n° 76, p. 883 et s.).
144. On notera toutefois qu’une partie de la doctrine appelle de ses vœux que s’établisse pour les juges constitutionnels, qui refusent encore, le dialogue institutionnalisé par la question préjudicielle (cf., par exemple, O. Peiffert, « L’Encadrement des règles constitu- tionnelles par le droit de l’Union européenne », VIIIe Congrès de l’AFDC, Nancy, 16, 17 et 18 juin 2011).
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De manière parallèle, la Cour de justice a estimé que sa compétence préjudicielle « ne s’oppose pas [au mécanisme de la question prioritaire de constitutionnalité], pour autant que les autres juridictions nationales restent libres de saisir, à tout moment de la procédure qu’elles jugent approprié, et même à l’issue de la procédure incidente de contrôle de constitutionnalité, la Cour de toute question préjudicielle qu’elles jugent nécessaire, d’adopter toute mesure nécessaire afin d’assurer la protection juridictionnelle provisoire des droits conférés par l’ordre juridique de l’Union, et de laisser inappliquée, à l’issue d’une telle procédure incidente, la disposition législative nationale en cause si elles la jugent contraire au droit de l’Union (146) ».
Ce respect mutuel des compétences réciproques est un signe important pour le dialogue des juges. En effet, de telles jurisprudences s’analysent comme la prise en compte de la position institutionnelle des autres juridictions. Or, la prise en compte institutionnelle est le préalable indispensable, la condition sine qua none, pour une prise en compte des positions matérielles. En respectant leurs compétences réciproques, les juges des États et de l’Union ont donc créé les bases de leur coopération et, par conséquent, d’un dialogue entre eux.
2 – Les éléments du dialogue
D. Ritleng a parfaitement dessiné la ligne directrice du dialogue qui s’est instauré entre les juridictions constitutionnelles des États membres et celles de l’Union européenne. « La reconnaissance par l’Union de la légitimité des préventions constitutionnelles nationales à l’égard de la pleine efficacité interne de la norme communautaire a pour vertu d’éviter le plus souvent le choc des prétentions des ordres juridiques et le conflit de normes nationale et communautaire (147). »
Ce dialogue n’a pu prendre forme que grâce à l’existence des deux concepts qui ont servi de « passerelles148 » entre les juges. Le point de départ de ce dialogue repose sur les pétitions de principe posées par chacun des juges.
Le Conseil constitutionnel, par exemple, a accepté l’application pleine et entière du droit de l’Union sauf en cas d’atteinte à l’identité constitutionnelle (149) tandis que la Cour de justice admettait la mesure nationale fondée sur l’identité nationale de ses États membres tant que celle-ci n’apparaissait pas disproportionnée au regard de l’objectif poursuivi (150).
Les positions jurisprudentielles s’analysent donc comme un respect des règles « étrangères » sous condition de ne pas dépasser certaines limites. L’existence des concepts relatifs à l’identité des États a ainsi permis à ce qu’un mouvement de rappro145. CC, décision QPC n° 2010-79 du 17 décembre 2010.
146. CJUE, 22 juin 2010, Aziz Melki et Sélim Abdeli (aff. C
Cependant, par de l’absence de dialogue institutionnalisé fondée sur l’impossibilité, matérielle142 ou juridique143 d’avoir recours au mécanisme du renvoi préjudiciel144, la jurisprudence montre des signes d’une certaine coopération entre les juges constitutionnels et ceux de l’Union européenne.
Ainsi, « en l’absence de mise en cause d’une règle ou d’un principe inhérent à l’identité constitutionnelle de la France, le Conseil constitutionnel n’est pas compétent pour contrôler la conformité aux droits et libertés que la Constitution garantit de dispositions législatives qui se bornent à tirer les conséquences nécessaires de dispositions inconditionnelles et précises d’une directive de l’Union européenne ; qu’en ce cas, il n’appartient qu’au juge de l’Union européenne, saisi le cas échéant à titre préjudiciel, de contrôler le respect par cette directive des droits fondamentaux garantis par l’article 6 du traité sur l’Union.
Notion construite autour du mécanisme de la question préjudicielle 135, celle-ci a d’abord été utilisée pour décrire les rapports s’établissant entre la Cour de justice et les juridictions ordinaires des États membres dans le cadre d’une procédure qui a pu apparaître, a priori, comme un frein (136) avant de se révéler en être « le moteur (137) ».
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Par la suite, cette idée de dialogue s’est étendue à de nombreux rapports entre juridictions (138).
Toutefois, il semble que le dialogue n’ait jamais caractérisé les rapports entre les juridictions constitutionnelles et les juridictions de l’Union. Comme le soulignait le juge de la Cour de justice, J.-P. Puissochet, « hormis les cours constitutionnelles belge et autrichienne, les juges constitutionnels des États membres n’ont, à ce jour, pas formé de renvoi préjudiciel devant la Cour de justice139 ». Pour le Conseil constitutionnel, « il n’y a aucun dialogue […] avec la Cour de justice des communautés européennes, même en cherchant bien. Nous n’avons jamais rien su des délais dans lesquels nous devons prendre nos décisions, ce serait extrêmement difficile 140 ».
Mais, pour ses membres, l’absence de dialogue n’est pas liée au droit de l’Union, cet état se justifie davantage par le fait que « le Conseil constitutionnel […] se trouve dans une situation qui fait que ces occasions de dialogue sont assez rares puisque nous intervenons en amont, au moment où la loi n’est pas encore tout à fait loi, elle n’a pas encore été appliquée par d’autres juridictions et donc, s’il y a certes des principes que nous pouvons mettre en avant nous ne revenons pas à la loi une fois qu’elle a été promulguée, sauf des circonstances très particulières, c’est-à-dire que nous n’avons pas l’occasion de tenir compte, éventuellement, de la manière dont les autres juridictions l’appliquent (141) ».
Ainsi, « en l’absence de mise en cause d’une règle ou d’un principe inhérent à l’identité constitutionnelle de la France, le Conseil constitutionnel n’est pas compétent pour contrôler la conformité aux droits et libertés que la Constitution garantit de dispositions législatives qui se bornent à tirer les conséquences nécessaires de dispositions inconditionnelles et précises d’une directive de l’Union européenne ; qu’en ce cas, il n’appartient qu’au juge de l’Union européenne, saisi le cas échéant à titre préjudiciel, de contrôler le respect par cette directive des droits fondamentaux garantis par l’article 6 du traité sur l’Union.
Comme le notait J.-P. Puissochet, « l’objectif du dialogue, même le plus constructif et tourné vers la recherche des terrains d’entente dont je parlais, n’est pas de gommer les personnalités ni ce qui fait l’identité même des juridictions concernées151 ».
Cela appelle plusieurs remarques.
Tout d’abord, ces concepts apparaissent plus comme des outils favorisant le dialogue que comme des éléments lui donnant naissance car, encore une fois, les juges n’ont pas attendu l’existence de ces concepts pour tenir compte de leurs jurisprudences respectives et par conséquent pour dialoguer. Il est très important de mettre en exergue l’attitude de la Cour de justice qui, depuis longtemps, cherchait à assurer un équilibre entre les revendications des États et les objectifs poursuivis par l’Union, comme c’est le cas à l’égard des droits fondamen taux (152).
Ensuite, il reste donc toujours un irréductible élément de friction. Mais il faut souligner que « ces deux conceptions, nationale et communautaire […] sont irréconciliables. Cette divergence doit être admise pour ce qu’elle est : le fruit de différences dans le rôle respectif des juges. Il n’y a pas là matière à préoccupation, à condition que le Cour de justice veille, comme elle l’a toujours fait, à intégrer à ses analyses les traditions constitutionnelles auxquelles les États membres et leurs juges sont légitimement attachés (153) ».
Enfin, le juge de l’Union n’intègre pas tous les éléments de l’identité constitutionnelle. Comme il a pu le faire avec les droits fondamentaux (154), toute référence à un élément de cette identité par une autorité nationale n’offre pas une immunité juridictionnelle. Ainsi, lorsque le Luxembourg invoque le respect de son identité constitutionnelle pour justifier une législation nationale sur la condition de nationalité des notaires, le juge rejette l’argument, estimant que l’identité pouvait être protégée par des mesures moins attentatoires au droit de l’Union (155). Quand on sait la place, au sein des objectifs poursuivis par l’Union, qu’occupe, depuis la création de la première communauté, l’interdiction de la discrimination en fonction de la nationalité, la solution ne saurait étonner. Tout dépend donc des intérêts en cause. Si les problématiques juridiques sont réellement essentielles pour les États membres, la remise en cause d’une règle ou d’un principe secondaire du droit de l’Union, la Cour de justice n’aura aucun mal pour tenir compte de l’identité constitutionnelle des États. En revanche, si cette dernière est utilisée pour simplement mettre en échec le droit de l’Union, rien ne permet d’assurer que l’argument pourra prospérer.
En conclusion, les jurisprudences de l’Union européenne et des États membres ont permis le développement de deux concepts tout à la fois proches
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151. J.-P. Puissochet, Intervention au colloque des 12 et 13 mars 2004 pour le 50e anni- versaire des Tribunaux administratifs, op. cit.
152. Cf. supra. 153. J.-P. Puissochet, Intervention au colloque des 12 et 13 mars 2004 pour le 50e anni- versaire des Tribunaux administratifs, op. cit.
154. Cf. la thèse dite de l’« adéquation fonctionnelle » selon laquelle le juge de l’Union européenne ne prend en compte les droits fondamentaux seulement dans la mesure où ils sont compatibles avec la structure et les objectifs de l’Union.
155. CJUE, 24 mai 2011, Commission européenne c. Grand-duché du Luxembourg, op. cit., pt 124.
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et différents portant sur la protection de l’État membre. Si ces concepts ont assurément offert une opportunité pour chacune des parties de définir et prendre en compte certains éléments juridiques jugés essentiels, ils apportent aussi quelque chose de plus à l’égard de l’intégration des États membres dans l’Union européenne. J.-D. Mouton l’a très justement souligné : « On peut donc analyser la montée de la prise en considération de l’identité […] comme la reconnaissance que l’Union européenne est fondée sur les États-Nations et qu’elle n’a pas vocation à à remettre en cause ce qui procède de ce que j’appellerai leur essence politique (156). »