Situation née sous l’empire d’une loi ancienne : application immédiate aux effets futurs


Fiche complète par Pierre Déjean


Drapeau  Affaire C-439/23 (19/09/24) KV / Consiglio Nazionale delle Ricerche (CNR)

CURIA – Documents (europa.eu)

L’arrêt et les parties  :

L’arrêt concerne une demande de décision préjudicielle au titre de l’article 267 TFUE, introduite par le Tribunale civile di Padova (tribunal civil de Padoue, Italie), par décision du 22 juin 2023, parvenue à la Cour le 13 juillet 2023, dans la procédure

les parties sont : Consiglio Nazionale delle Ricerche(CNR) – contre KV

Le droit applicable au litige :

Droit de l’Union 

Directive 1999/70/CE du 28 juin 1999 concernant l’accord-cadre CES, UNICE et CEEP sur le travail à durée déterminée. Directive – 1999/70 – EN – EUR-Lex (europa.eu)

Droit Italien :

L’article 6,paragraphe 1 du décret législatif no 368 relatif à la mise en œuvre de la directive[1999/70]), du 6 septembre 2001 (GURI no 235, du 9 octobre 2001, p. 4), qui a transposé la directive 1999/70 dans l’ordre juridique italien.

Faits et procédure :

Résumé  :

KV a été employé par le CNR (personne morale de droit public) dans le cadre de trois contrats de travail à durée déterminée du 2 novembre 1993 au 30 septembre 2001 en tant que technologue et chercheur.

Après réussite à un concours, KV a été employé à durée indéterminée sur les mêmes tâches.

Le CNR n’a reconnu aucune ancienneté à KV au titre du travail accompli dans ses trois CDD conclus avant l’expiration du délai de transposition de la Directive 1999/70.

KV a saisi le Tribunale civile di Padova d’un recours visant à faire constater, en application de la clause 4 de l’accord cadre annexé à la Directive, son droit à l’ancienneté acquise au cours des CDD, ainsi que les augmentations de salaires correspondantes.

Le CNR argue de l’absence d’effet rétroactif de la Directive.

Le Tribunale civile di Padova pose une question préjudicielle sur la question de l’application de la Directive dans le temps.

Question préjudicielle reformulée par la Cour :

29 1 La clause 4 point 1 de l’accord cadre s’oppose t’elle à ce que l’ancienneté acquise au titre de CDD exécutés en tout ou partie avant l’expiration du délai de transposition ne soit pas prise en compte lors du recrutement en CDI après l’expiration du délai de transposition.

Principe de non-discrimination (clause 4)

1 Pour ce qui concerne les conditions d’emploi, les travailleurs à durée déterminée ne sont pas traités d’une manière moins favorable que les travailleurs à durée indéterminée comparables au seul motif qu’ils travaillent à durée déterminée, à moins qu’un traitement différent soit justifié par des raisons objectives.

4. Les critères de périodes d’ancienneté relatifs à des conditions particulières d’emploi sont les mêmes pour les travailleurs à durée déterminée que pour les travailleurs à durée indéterminée, sauf lorsque des critères de périodes d’ancienneté différents sont justifiées par des raisons objectives.

Raisonnement de la Cour :

30 La Cour doit donner une réponse utile L’interprétation utile donne une grande liberté à la Cour qui n’est pas strictement enserrée dans les termes du renvoi préjudiciel. L’utilité de la réponse prime l’appréciation littérale des termes du renvoi préjudiciel. Il s’agit d’une jurisprudence constante de la Cour. au juge national (procédure de coopération entre les juges nationaux et la Cour- article 267 TFUE). Elle doit donc interpréter toutes les dispostions du droit de l’union utiles aux juridictions nationales, mêmes si elles ne sont pas indiquées dans la décision de renvoi préjudiciel. (Voir arrêt du 21 décembre 2021, Skarb Państwa (Couverture de l’assurance automobile), C‑428/20, EU:C:2021:1043, point 24].

31-33 Le point 1 interdit toute discrimination en ce qui concerne les conditions d’emploi, le point 4 qui n’était pas évoqué dans la décision de renvoi interdit toute discrimination en ce qui concerne les critères de périodes d’ancienneté. Ce qui est le cas dans le litige. Il convient de l’interpréter également.

34 La Cour a déjà jugé que, lorsque un travailleur est recruté à durée indéterminée par une autorité publique, la clause 4 s’oppose à la non prise en compte des périodes de service accomplies à durée déterminée pour cette même autorité. Seule une raison objective pourrait justifier cette non prise en compte. L’accomplissement de tâches à durée déterminée ne constitue pas une raison objective. (Voir, arrêt du 18 octobre 2012, Valenza e.a., C‑302/11 à C‑305/11, EU:C:2012:646, point 71).

35 Selon la juridiction de renvoi, le requérant se trouvait dans une situation comparable à celle des travailleurs à durée indéterminée dès lors qu’il exécutait des tâches susceptibles d’être exécutées à durée indéterminée.

37 Les règles relatives aux périodes de service à accomplir pour être classé dans une catégorie de rémunération relèvent des « conditions d’emploi » au sens de la clause 4. (Voir, arrêt du 18 octobre 2012, Valenza e.a., C‑302/11 à C‑305/11, EU:C:2012:646, point 55).

38 La qualité de travailleur à durée indéterminée du requérant n’exclut pas la possibilité de se prévaloir du principe de non discrimination dans certaines circonstances. (Arrêt Valenza, précité, point 34).

39-41 Dans le cadre du litige, les actes pris pour la transposition de la Directive ne s’appliquent pas à une situation acquise sous l’empire de la règle ancienne mais elle s’applique aux effets futurs d’une situation née dans le cadre d’une règle ancienne, sauf si la Directive en disposait autrement.¤ (Voir, arrêt du 21 décembre 2021, Skarb Państwa (Couverture de l’assurance automobile), C‑428/20, EU:C:2021:1043, point 32) . Ce n’est pas le cas de la Directive annexant l’accord cadre.

43-44 La situation en cause concerne la reconnaissance de l’ancienneté du requérant acquise jusqu’à la date d’expiration du délai de transposition (marquant le point de départ de l’application de la Directive). Date à laquelle le législateur italien a transposé2.

45-46 Cette situation est analogue à celle du calcul de l’ancienneté requise pour acquisition du droit à pension de retraite. Un droit à pension acquis du fait de l’ancienneté correspondante ne permet pas de conclure que la situation juridique est définitivement acquise. En effet, ce n’est qu’ultérieurement que le travailleur pourra se prévaloir de ce droit. Lorsque la constitution des droits s’étend de part et d’autre de la date d’expiration du délai de transposition, la Directive est susceptible de régir des situations antérieures. Voir, arrêts  Bruno e.a. (C‑395/08 et C‑396/08, EU:C:2010:329), et du 7 novembre 2018, O’Brien (C432/17, EU:C:2018:879)O’Brien

47-49 Ces considérations valent pour la Directive en cause dans l’affaire. L’arrivée du terme des contrats à durée déterminée (argument soulevé par le gouvernement italien) n’est pas une raison permettant de conclure différemment. En effet, la durée des relations de travail et leur date de fin sont dépourvues de pertinence relativement à la question du calcul de l’ancienneté qui suppose de déterminer la durée totale des périodes d’emploi.

50 Le litige porte sur l’applicabilité de la clause 4 dans le cadre de la prise en compte de l’ancienneté résultant des CDD et non sur l’application de cette clause aux CDD eux mêmes.

51 Ainsi la situation juridique en cause ne saurait être considéré comme définitivement acquise à la date d’expiration du délai de transposition, date qui marque le début d’application de la Directive3

Réponse de la Cour :

Par ces motifs, la Cour (sixième chambre) dit pour droit :

La clause 4, points 1 et 4, de l’accord-cadre sur le travail à durée déterminée, conclu le 18 mars 1999, qui figure à l’annexe de la directive 1999/70/CE du Conseil, du 28 juin 1999, concernant l’accord-cadre CES, UNICE et CEEP sur le travail à durée déterminée,

doit être interprétée en ce sens que :

elle s’oppose à ce que l’ancienneté acquise par un travailleur au titre de contrats de travail à durée déterminée qui ont été exécutés entièrement ou partiellement avant la date d’expiration du délai de transposition de cette directive ne soit pas prise en compte pour la détermination de la rémunération de ce travailleur lors de son recrutement à durée indéterminée après cette date, à moins que cette exclusion ne soit justifiée par des raisons objectives.

1Pour une lecture aisée des raisonnements de la Cour, chaque § résumé est affecté du numéro que la Cour lui a donné.

2Ce texte en italique ne figure pas dans l’arrêt, il est ajouté par la rédaction pour faciliter la lecture.

3Idem.