Régime spécifique prévu pour les travailleurs handicapés en cas de licenciement : notion d’aménagements raisonnables.

Fiche Complète par Pierre Déjean

11/09/2025 Affaire C‑5/24

L’arrêt et les parties  :

Demande de décision préjudicielle au titre de l’article 267 TFUE, introduite par le Tribnale ordinario di Ravenna (tribunal ordinaire de Ravenne, Italie), par décision du 4 janvier 2024, parvenue à la Cour le 5 janvier 2024, dans la procédure. Les parties sont : PM requérant – contre – S. Snc

Le droit applicable au litige 

Droit International :

L’article 27 de la convention des Nations unies relative aux droits des personnes handicapées, conclue à New York le 13 décembre 2006 et approuvée au nom de la Communauté européenne par la décision 2010/48/CE du Conseil, du 26 novembre 2009 (JO 2010, L 23, p. 35).

Droit de l’Union :

La Directive 2000/78, considérants 17, 20 et 21, articles 2§1et 2, articles 3 et 5.
La Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne.

Droit italien :
La convention collective nationale pour les salariés des entreprises du secteur touristique – Confédération générale des entreprises du secteur du commerce, du tourisme et des services (CCNL), du 20 février 2010, articles 173 et 175.
La loi n° 300, portant dispositions relatives à la protection de la liberté et de la dignité des travailleurs, de la liberté syndicale et de l’activité syndicale sur le lieu de travail et dispositions relatives à l’emploi), du 20 mai 1970 (GURI n° 131, du 27 mai 1970).

Doctrine :
« Discapacidad. Sobre el concepto de ajustes razonables. Discriminación por asociación » (Professeur Eduardo Rojo Torrecilla).

Résumé des faits et de la procédure :

PM, en congé maladie a été licenciée au motif de l’expiration de la période maximale de maintien dans l’emploi en cas de suspension du contrat pour congé maladie ; 180 jours sur l’année civile. (article 173 CCNL).
Au cours de son congé maladie, et sans en informer son employeur, PM a sollicité et obtenu la reconnaissance administrative de son handicap.
Elle a introduit un recours devant le Tribunal ordinaire de Ravenne, (juridiction de renvoi) en arguant du caractère discriminatoire de son licenciement. Elle affirme que l’article 173 de la convention collective ne tient pas compte du handicap du travailleur. Elle réclame la réintégration et diverses indemnisations…
La juridiction de renvoi pose une question préjudicielle relative au problème de la prise en compte du handicap.

Questions préjudicielles reformulées par la Cour :

Première et deuxième questions :

241L’article 2§2 et l’article 5 de la Directive 2000/78 s’opposent ils à une règlementation telle que l’article 173 (voir supra) qui n’établit pas de régime spécifique pour les travailleurs handicapés ?

Raisonnement de la Cour :

28-30 Le fait qu’un personne soit reconnue handicapée au sens du droit national ne préjuge pas qu’elle le soit au sens de la Directive. Si la maladie entraîne une limitation de capacité au sens de la Directive [ atteintes physiques, mentales ou psychiques durables pouvant faire obstacle à la participation pleine et effective à la vie professionnelle à égalité avec les autres travailleurs ] et si cette limitation est de longue durée, alors il y a situation de handicap au sens de la Directive.
Le caractère durable doit être apprécié à la date de l’acte prétendument discriminatoire.
Le fait que à la date de l’acte l’incapacité n’était pas bien délimitée quand à son achèvement ou qu’elle était susceptible de se prolonger significativement constituent des indices.

31 La situation en cause est susceptible de relever du champ d’application de la Directive.

32 La Directive 2000/78 concrétise, dans son domaine, le principe général de non discrimination de l’article 21 de la Charte. L’article 26 prévoit que l’Union reconnaît et respecte le droit des personnes handicapées à bénéficier de mesures visant à assurer leur autonomie.

35-37 Une discrimination directe se produit si une personne est traitée de manière moins favorable sur la base d’un motif de handicap dans le cadre d’une disposition ou d’une pratique (Directive 2000/78, article 2§2a)). La règlementation en cause s’applique de la même façon à tous les travailleurs (en situation ou non de handicap). Elle n’est pas directement fondée sur le handicap.

38-39 Une discrimination indirecte se produit  » lorsqu’une disposition, un critère ou une pratique apparemment neutre est susceptible d’entraîner un désavantage particulier » pour des personnes [en l’occurrence handicapées], (article 2§2b)). En vertu de l’article 5 de la Directive, l’employeur doit prévoir des aménagements raisonnables : c’est à dire des mesures « appropriées en fonction des besoins dans une situation concrète ». La charge n’est pas disproportionnées si elle est suffisamment compensée par des mesures existant dans le cadre d’une politique menée par l’État membre.

42-43 Pour prouver qu’un désavantage particulier existe, il convient que la juridiction de renvoi apprécie si une disposition, un critère ou une pratique affecte une proportion significativement plus importante de travailleurs handicapés.
En l’occurrence, il semble que le travailleur handicapé est plus exposé au risque de se blesser ou d’être absent en raison de son handicap et ainsi de voir appliquer l’article 173 de la CCNL (conservation du poste pendant 180 jours).
Ce travailleur est aussi exposé au risque accru de cumuler les jours d’absence et d’atteindre la limite des 180 jours. La règle prévue à l’article 173 est susceptible de désavantager les travailleurs handicapés et de créer une différence de traitement indirectement fondée sur le handicap.

44 Il convient alors de vérifier si la différence de traitement est « objectivement justifiée par un objectif légitime et que les moyens mis en œuvre […] sont appropriés et n’excèdent pas ce qui est nécessaire pour atteindre cet objectif ».

46 Le considérant 17 de la Directive n’exige pas le maintien en poste d’une personne qui se trouve en incapacité ou en indisponibilité, sans préjudice cependant d’aménagements raisonnables. Ainsi, s’assurer de la capacité et de la disponibilité du travailleur peut constituer un objectif légitime de politique sociale.

48 Mettre un terme à une relation de travail non rentable, tout en maintenant les travailleurs (y compris en situation de handicap) semble à ce titre approprié.

4953 Pour apprécier le caractère nécessaire, il convient de replacer la règlementation en cause dans le contexte et de prendre en considération le préjudice. Le juge devra examiner s’il a été tenu compte d’éléments pertinents concernant les travailleurs handicapés.
Le juge devra également vérifier si l’ordre juridique national comporte des dispositions spécifiques de protection des travailleurs handicapés.
La règlementation nationale aurait été conçue à l’origine pour protéger les travailleurs, notamment handicapés, cependant elle n’établit pas un régime spécifique pour ces travailleurs.
Le juge national devra vérifier si les moyens prévus par la règlementation, compte tenu du contexte, et des dispositions spécifiques pour les travailleurs handicapés, n’excède pas ce qui est nécessaire.

56 L’article 5 de la Directive, lu en relation avec les considérants 20 et 21, impose à l’employeur de prendre des mesure appropriées « à savoir des mesures efficaces et pratiques » : prise en compte de chaque situation pour permettre l’accession à un emploi, son exercice, la progression dans cet emploi ou une formation.
Cela sans charges disproportionnées.

58 La règlementation en cause ne prévoit pas d’aménagements. L’employeur pourrait ainsi procéder au licenciement sans mettre en place des aménagements.
Cette situation porterait atteinte à l’effet utile de l’article 5 de la Directive, « lu à la lumière de l’article 27, paragraphe 1, de la convention de l’ONU, selon lequel il y a lieu de garantir et de favoriser l’exercice du droit au travail, en ce compris pour les personnes ayant acquis un handicap en cours d’emploi, ainsi que le maintien dans l’emploi ».
Elle porterait également atteinte à l’objectif d’intégration professionnelle prévu à l’article 26 de la Charte.
La juridiction de renvoi devra apprécier si tel est le cas au « regard des dispositions nationales pertinentes et notamment celles transposant l’article 5 de la Directive.

Réponse de la Cour :

«  L’article 2, paragraphe 2, et l’article 5 de la directive 2000/78/CE du Conseil, du 27 novembre 2000 […] doivent être interprétés en ce sens qu’ils ne s’opposent pas à une réglementation nationale qui confère à un travailleur en congé de maladie un droit au maintien dans son emploi pour une période rémunérée et renouvelable de 180 jours par année civile, à laquelle peut s’ajouter, dans certains cas et sur demande de ce travailleur, une période non rémunérée et non renouvelable de 120 jours, sans établir de régime spécifique pour les travailleurs handicapés, à condition que :

–        cette réglementation nationale n’excède pas ce qui est nécessaire afin d’atteindre l’objectif de politique sociale consistant à s’assurer de la capacité et de la disponibilité du travailleur pour exercer son activité professionnelle, et que

–        ladite réglementation nationale ne fasse pas obstacle au plein respect des exigences prévues à cet article 5.« 

Troisième question :

64 L’ajout aux 180 jours d’une période non rémunérée de 120 jours (article 174 de la CCNL) peut il être considéré comme un aménagement raisonnable au sens l’article 5 de la Directive 2000/78 ?

65 L’article 5 de la Directive concerne les mesures appropriées visant les travailleurs handicapé (§56 supra). L’article 174 confère un droit supplémentaire, sans prise en compte d’un handicap.

Réponse de la Cour :

La disposition nationale étant sans égard à l’éventuel handicap, elle ne constitue pas un aménagement raisonnable au sens de l’article 5 de la Directive 2000/78.

  1. Pour une lecture commode, la numérotation adoptée est celle de la Cour. ↩︎
  2. Les termes figurant entre guillemets sont ceux employés par la Cour. Ils figurent en italique lorsqu’ils sont d’une particulière importance. ↩︎