Discrimination par association : cas d’une personne qui s’occupe d’un enfant handicapé.

Fiche Complète par Pierre Déjean

11/09/2025 Affaire C‑38/24

L’arrêt et les parties  :

Demande de décision préjudicielle au titre de l’article 267 TFUE, introduite par la Corte suprema di cassazione (Cour de cassation, Italie), par décision du 17 janvier 2024, parvenue à la Cour le 19 janvier 2024, dans la procédure

Les parties sont : GL requérante – contre – AB Spa

Le droit applicable au litige 

Droit International :

Droit de l’Union :

Droit italien :

  • Décret législatif no 216, portant transposition de la directive 2000/78/CE en faveur de l’égalité de traitement en matière d’emploi et de travail), du 9 juillet 2003 (GURI no 187, du 13 août 2003).
  • Décret législatif no 198, portant code de l’égalité des chances entre les hommes et les femmes, conformément à l’article 6 de la loi du 28 novembre 2005, no 246), du 11 avril 2006 (GURI no 125, du 31 mai 2006, supplément ordinaire no 133).

Résumé des faits et de la procédure :

GL travaillait comme « opérateur de gare en station de métro. Elle a demandé d’être affectée de manière permanente à un poste à horaires fixes afin de pouvoir s’occuper de son fils handicapé qui nécessitait des soins à horaires fixes.

La société AB a accordé certains aménagements à titre provisoire.

GL a saisi le Tribunal de Rome afin de faire constater que le refus d’aménagements permanents présentait un caractère discriminatoire.

Au cours de son congé maladie, et sans en informer son employeur, PM a sollicité et obtenu la reconnaissance administrative de son handicap.
Le Tribunal ainsi que la Cour d’Appel on rejeté ce recours, considérant que le comportement discriminatoire n’était pas établi. et que la société avait mis en place des « aménagements raisonnables« , même s’ils étaient provisoires.1

GL, qui, entre temps, avait été licenciée, s’est pourvue devant la Cour de Cassation. Cette juridiction pose une question préjudicielle relative au problème de la prise en compte indirecte du handicap d’un proche, la requérante devant être considéré comme « aidant familial » au sens du droit national.

Questions préjudicielles reformulées par la Cour :

Première question :

402 L’article 1 et 2§1 et §2b) de la Directive 2000/78 lus en regard des articles 21, 24 et 26 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union et des articles 2.5 et 7 de la Convention de l’ONU, doivent ils être interprétés comme s’appliquant à une personne qui n’est pas handicapée elle même mais qui s’occupe d’un enfant handicapé ?

Raisonnement de la Cour :

45-46 La Directive 2000/78, applicable en l’occurrence, concrétise le principe général de non discrimination (article 21 de la Charte) dans le domaine qu’elle couvre. Il convient également de prendre en compte des droits de l’enfant et des personnes handicapées consacrés aux articles 24 et 26 de cette même Charte. Enfin, la Convention de l’ONU, « partie intégrante, à partir de l’entrée en vigueur de cette convention, de l’ordre juridique de l’Union » peut aussi être invoquée pour l’interprétation.

48-50 La Cour a déjà jugé qu’une situation de discrimination directe « par association », fondée sur le handicap est interdite par la Directive 2000/78. En effet l’application de l’article 1 et 2§1 n’est pas limitée aux seules personnes handicapées.
(voir, en ce sens, arrêt du 17 juillet 2008, Coleman, C‑303/06, EU:C:2008:415, point 56).
La prise en compte spécifique des besoins des personnes handicapées ne permet pas de conclure à l’interprétation restrictive du principe d’égalité de traitement consacré par la Directive.
(voir, en ce sens, Colman précité, point 43)
Les objectifs poursuivis par la Directive ainsi que son effet utile seraient compromis si la discrimination directe par association n’était pas reconnue.
( idem Colman points 47 et 48)

52-55 Conformément à l’article 2§1 de la Directive 2000/78, il convient d’entendre le principe d’égalité de traitement comme étant « l’absence de toute discrimination directe ou indirecte ».
Ce principe s’applique non pas à une catégorie de personnes déterminée mais il est fonction des motifs visés à l’article 1 : établissement d’un cadre général pour lutter contre la discrimination fondé sur… le handicap en vue de mettre en œuvre le principe d’égalité de traitement.
Le considérant 12 évoque toute discrimination : directe ou indirecte.
Le libellé de l’article 2, paragraphe 1 et les objectifs de la Directive « militent en faveur de l’interdiction » tant des discriminations directes par association que des discriminations indirectes par association.

57-60 Si l’on veut interpréter l’interdiction de discrimination conformément à la Charte, il faut constater que le libellé de l’article 21 interdit « toute discrimination » assurant donc une application large de cette garantie fondamentale.
L’article 24 évoque la protection et le bien-être de l’enfant. L’article 26 reconnaît et respecte le droit des personnes handicapés à bénéficier de mesures visant à assurer leur autonomie, leur intégration sociale et leur participation à la vie de la communauté.
l’article 52, paragraphe 3, de la Charte, prévoit qu’il convient de tenir compte de l’article 14 de la Convention européenne des droits de l’homme. La Cour européenne des droits de l’homme a jugé que le traitement discriminatoire subi par une personne en raison du handicap de son enfant est une forme de discrimination fondée sur le handicap et relève de l’article 14.

61-64 La Convention de l’ONU vise « toute » distinction, exclusion ou restriction fondée sur le handicap (article 2 al.3).
Selon cette Convention, les États parties interdisent toute les discriminations fondées sur le handicap et garantissent une protection juridique contre toute discrimination quel que soit son fondement (article 5§2).
Les États prennent toute mesure nécessaire pour garantir aux enfants handicapés la pleine jouissance de leurs droits de l’homme et de toutes les libertés fondamentales sur la base de l’égalité avec les autres enfants.
Le Comité des droits de l’homme, institué par l’article 34, considère, dans le cadre des compétences qui lui sont conférées pour l’interprétation de la convention, que l’article 5§2 « vise à protéger les personnes handicapées et leur entourage, et se réfère explicitement à la discrimination « par association », sans limiter celle-ci à la discrimination directe ».

Réponse de la Cour :

La Directive 2000/78, lue à la lumière de la Charte des droits fondamentaux et de la Convention de l’ONU, doit être interprété en ce sens que :
 » l’interdiction de discrimination indirecte fondée sur le handicap s’applique à un employé qui n’est pas lui-même handicapé, mais qui fait l’objet d’une telle discrimination en raison de l’assistance qu’il apporte à son enfant atteint d’un handicap lui permettant de recevoir l’essentiel des soins que nécessite son état ».

Deuxième question :

67 L’employeur est il alors tenu d’adopter des aménagements raisonnables au sens de l’article 5 de la Directive lu à la lumière de la Charte des droits fondamentaux et de la Convention de l’ONU ?

L’article 5 de la directive 2000/78, intitulé « Aménagements raisonnables pour les personnes handicapées », est libellé comme suit : « Afin de garantir le respect du principe de l’égalité de traitement à l’égard des personnes handicapées, des aménagements raisonnables sont prévus. Cela signifie que l’employeur prend les mesures appropriées, en fonction des besoins dans une situation concrète, pour permettre à une personne handicapée d’accéder à un emploi, de l’exercer ou d’y progresser, ou pour qu’une formation lui soit dispensée, sauf si ces mesures imposent à l’employeur une charge disproportionnée. Cette charge n’est pas disproportionnée lorsqu’elle est compensée de façon suffisante par des mesures existant dans le cadre de la politique menée dans l’État membre concerné en faveur des personnes handicapées. »

69-70 La Cour a jugé que l’article 5 notamment est applicable uniquement aux personnes handicapées.
( idem Colman points 39 et 42)
Mais dans cette affaire, la demande de décision préjudicielle ne portait ni sur le champ d’application de l’article, ni sur la mise en œuvre d’aménagements raisonnable pour une personne qui n’est pas atteinte de handicap.

71-74 La Cour rappelle son argumentation relative à la Charte (§57-60).
 La convention de l’ONU prévoit que le refus d’aménagements raisonnables est une forme de discrimination (article 2 al3). L’avocat général relève que les aménagements raisonnables évoqués ne sont pas restreints aux personnes handicapées sur leur lieu de travail.
 L’article 7§1 de cette convention précise que les États prennent toute mesure pour garantir aux enfants handicapés la pleine jouissance de tous les droits de l’homme. Le point X du préambule se réfère à la nécessité d’aider les familles afin qu’elles puissent contribuer à une égale jouissance des droits des personnes handicapées.
Cela implique l’obligation d’adaptation des conditions de travail. Sans cette obligation, la discrimination indirecte par association serait privée « d’une partie importante de son effet utile ».

76 La Cour a déjà jugé que l’article 5 de la Directive requérait une définition large de la notion d’aménagement raisonnable : réduction du temps de travail ; réaffectation à un autre poste…
(voir en ce sens, respectivement, arrêts du 11 avril 2013, HK Danmark, C‑335/11 et C‑337/11, EU:C:2013:222, point 64, ainsi que du 10 février 2022, HR Rail, C‑485/20, EU:C:2022:85, point 43).

78 L’article 5 de la Directive ne doit pas conduire à imposer une charge disproportionnée. Il faut tenir compte des coûts financiers, de la taille et des ressources financière de la structure et de la possibilité d’obtenir des aides.
La réaffectation évoquée au point précédent n’est possible qu’en présence d’au moins un poste vacant.
La juridiction de renvoi devra apprécier si le bénéfice permanent d’horaires fixes sur un poste donné représente une charge disproportionnée au sens de l’article 5.

Réponse de la Cour :

« La directive 2000/78 et, notamment, son article 5, lus à la lumière des articles 24 et 26 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne ainsi que de l’article 2 et de l’article 7, paragraphe 1, de la convention des Nations unies relative aux droits des personnes handicapées,

doivent être interprétés en ce sens que :

un employeur est tenu, pour assurer le respect du principe d’égalité des travailleurs et de l’interdiction de discrimination indirecte visée à l’article 2, paragraphe 2, sous b), de cette directive, d’adopter des aménagements raisonnables, au sens de l’article 5 de ladite directive, à l’égard d’un employé qui, sans être lui-même handicapé, apporte à son enfant atteint d’un handicap l’assistance lui permettant de recevoir l’essentiel des soins que nécessite son état, pourvu que ces aménagements n’imposent pas à cet employeur une charge disproportionnée.« 

  1. Les termes entre guillemets sont ceux employés par la Cour, lorsqu’ils sont d’une particulier importance il figurent en italique. ↩︎
  2. La numérotation adoptée reprend ici celle de la cour. ↩︎